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Théâtre à Virignin

2 novembre 2019, par Madeleine, Pascal

En juillet 1993, le journal « District Infos » édité par le district de communes auquel la commune de Virignin vient tout juste d’adhérer publie l’information suivante dans sa rubrique « Parole aux communes » :

Virignin commémorera le 25 septembre le sixième centenaire de la plus grande fête jamais donnée à Pierre-Châtel pour la pose de la première pierre de l’église des Chartreux.

Le Bulletin municipal de Virignin de juillet 1993 précise les choses, en pages 5-6, sous l’intitulé “Fêtes et cérémonies”. Le programme annoncé, reproduit ci-dessous, permet de mieux comprendre le contexte dans lequel fut créée une petite pièce de théâtre écrite par le maire Raymond Vanbrugghe. Elle fut jouée dans la salle du Vernet par des habitants de la commune auxquels étaient associés les enfants des écoles.


Fêtes et cérémonies

À l’automne 1393, le territoire de Virignin fut le lieu de fêtes d’une rare magnificence, qui se déroulèrent à Pierre-Châtel, pour la pose de la première pierre de l’église des Chartreux.

Dix ans plus tôt, le Comte Vert, à l’article de la mort, avait légué aux Chartreux sa maison forte de Pierre-Châtel et une forte somme d’argent pour y construire un couvent de leur ordre. En entreprenant la construction de l’église, sa veuve, Bonne de Bourbon, à l’époque régente de Savoie, exécutait donc ses dernières volontés. Toute la cour de Savoie fut présente à la fête et 1300 invités, venus avec 700 chevaux, répondirent à son invitation.

Pour ce sixième centenaire, le Père Guy Bagnard, évêque de Belley-Ars, rendra visite aux paroisses de Virignin-Brens et de Peyrieu, actuellement desservies par le Père André Favrot. Une veillée des paroissiens autour de l’évêque est prévue à Peyrieu le samedi 18 septembre à 20h30.

Le dimanche 19 septembre
Le Père Guy Bagnard sera l’hôte de la commune de Virignin qui le recevra selon l’horaire suivant.

  • 10h15 : au monument aux morts, accueil par le conseil municipal et dépôt d’une gerbe.
  • 10h30 : messe à l’église de Virignin, vin d’honneur à la sortie de la messe.
  • 12h30 : au Vernet, repas auquel seront invités, autour du Père Guy Bagnard, le Père Favrot, les maires de Brens, Virignin et Peyrieu, les conseillers municipaux de Virignin, les présidents des associations virignolanes ainsi que les représentants des comités paroissiaux.
  • Après le repas : le Père Guy Bagnard et ceux qui souhaiteront l’accompagner visiteront le foyer ADAPEI de Lassignieu.

Le samedi 25 septembre, au Vernet
Toujours dans le cadre de la même commémoration, deux manifestations bien distinctes se dérouleront, à la suite l’une de l’autre.

  • Partie historique : à 19 heures, sous l’égide de la Société Le Bugey, le professeur Louis Trénard donnera une conférence sur les Chartreux à Pierre-Châtel. Beaucoup de Virignolans connaissent le professeur Trénard, soit qu’ils soient membres de la société historique qu’il préside, soit qu’ils aient fait sa connaissance au cours de la première de nos promenades commentées à laquelle il nous avait fait l’honneur de participer et à l’issue de laquelle il avait bien voulu prendre la parole pour situer dans le cadre bugiste les évènements locaux évoqués au cours de la promenade.
    Ce sera un plaisir de l’entendre à nouveau sur un sujet qu’il connaît mieux que personne et qui intéresse au premier chef notre commune.
  • Partie récréative : vers 20 h 30, après un court entracte au bar, les "esprits" de quelques Virignolans, hommes et femmes ayant été témoins de la fête en 1393 seront invités à se manifester dans la salle. Si ça marche, il leur sera proposé de s’asseoir autour d’une table pour une conférence de presse improvisée. S’ils acceptent, il leur sera demandé de s’expliquer sur la signification des scènes représentées sur les énigmatiques « Bannières processionnelles de Virignin » récemment remises en état par Jean-Marc Mollard, membre de la commission Sports-Loisirs. Un programme de remplacement est prévu pour le cas où "les esprits" refuseraient de se manifester.

    Toutes les associations virignolanes sont appelées à apporter leur concours à la commission Sports-Loisirs pour le succès de cette manifestation. Toute la population peut y apporter sa pierre en déposant à la mairie, avant fin juillet, vieux tissus et vieux vêtements (propres) pour la confection des costumes. Les textiles non utilisés seront remis à l’association qui collecte habituellement les vieux vêtements.


    La pièce

    Le journaliste. – Mesdames et messieurs, Pour ce sixième centenaire de la plus grande fête jamais donnée à Virignin, nous avons pensé vous intéresser en ramenant au jour les souvenirs des Virignolans de l’époque. Faute de documents écrits et partant du principe qu’à Virignin rien n’est impossible, nous avons tout simplement entrepris d’entrer en contact direct avec ces vieux Virignolans. Après pas mal d’essais infructueux, nous sommes parvenus à décider deux couples d’esprits, sans doute moins farouches que les autres, puisque, malgré les bruits des camions et de la discothèque toute proche, ils persistent à hanter les abords de notre ancien cimetière de Saint-Blaise. Nous vous demandons quand même le plus grand silence. Ces esprits fuient habituellement le contact des vivants. Ils vont devoir se faire violence pour répondre à notre appel. Un rien pourrait les décourager. Rien n’est encore gagné.
    Il me faudrait trois personnes de l’assistance pour m’aider à faire tourner une table.
    (Aux trois autres) : Vous êtes prêts ? (Signes affirmatifs) Allons-y. (La table tourne). Ça marche. Je commence.

Esprit de Melchior, es-tu là ? Un coup pour oui, deux coups pour non. (On entend un coup.)

Esprit de Louison, es-tu là ? Un coup pour oui, deux coups pour non. (On entend un coup.)

Esprit de Tonin, es-tu là ? Un coup pour oui, deux coups pour non. (On entend un coup.)

Esprit de Guillermette, es-tu là ? Un coup pour oui, deux coups pour non. (On entend deux coups.)

Louison. – Guillermette, tu peux pas faire comme les autres ? Il a dit un coup.

Guillermette. – Alors, qu’est-ce que je fais ?

Louison. – Tape un coup. (On entend un coup.)

Le journaliste. – Maintenant que vous êtes là, on n’a pas pensé à une chose. Comment êtes-vous habillés ?

Guillermette. – On est en suaires.

Le journaliste. – Avec vos suaires, vous risquez de faire peur aux gosses. Vous n’avez rien d’autre ?

Guillermette. – On a nos vieilles guenilles.

Le journaliste. – C’est ça, mettez vos vieilles guenilles.

Louison. – Les hommes, vous regardez ailleurs pendant qu’on se change. (Long cliquetis d’ossements.)

Melchior. – Je pense à une chose. On sort jamais de jour. Avec vos lumières, on va être éblouis. On va rien y voir.

Le journaliste. – On baisse les lumières et on vient vous chercher. (Le journaliste les accueille un à un et les conduit un à un par la main à leur siège, Guillermette et Louison d’abord, en milieu de table, Tonin à côté de Guillermette, Melchior à côté de Louison.)

Le journaliste. – Vous savez pourquoi on vous a fait venir. On a conservé quatre bannières que les savants appellent les ’bannières processionnelles de Virignin’. Elles sont célèbres dans le monde entier mais personne n’a jamais pu dire exactement ce qu’elles représentent. Vous, ça doit vous rappeler quelque chose.

Tonin. – Bien sûr que ça nous rappelle quelque chose. En plus, pour ne rien oublier, on a préparé des notes. (Ils montrent leurs papiers, sauf Guillermette.)

Guillermette. – J’ai oublié les miennes.

Louison. – Ça m’aurait étonné.

Guillermette. – Qu’est-ce que je fais ?

Louison. – Tu retournes les chercher. Et vite. On perd du temps. (Guillermette retourne chercher ses papiers.)

Guillermette. – Je n’ai pas eu à chercher. Elles étaient bien rangées dans la poche de mon suaire. Pour ce qui est de ces bannières, il y en a une, c’est moi qui l’ai brodée, alors je peux en parler.

Louison. – Attends qu’on t’interroge pour parler. Moi, si j’avais voulu, j’aurais aussi bien pu dire : ’Il y en a une, c’est à moi qu’on l’a donnée’.

Guillermette. – Et tu te prives pas de le dire. Mais il faut bien commencer par une. Si on mélange tout, ils n’y comprendront rien.

Tonin. – C’est normal de commencer par celle de Guillermette. C’était la première dans les processions.

Louison. – C’est normal parce que c’est ta copine.

Le journaliste. – (À Guillermette :) Parce que, Tonin et vous...

Guillermette. – On sort ensemble, si vous voulez savoir. Non mais ! On a bien le droit d’avoir une vie privée, quand même !

Le journaliste. – Bien sûr ! Allez, racontez votre bannière, Guillermette.

Guillermette. – Cette bannière, je me suis usé les yeux à la broder. Le curé m’avait donné un modèle. Comme je faisais ça le soir, il m’avait fourni un peu d’huile pour ma lampe.

Louison. – Ça, de l’huile, il pouvait t’en fournir. Avec toutes les noix qu’on lui donnait pour en faire de l’huile, soi-disant pour le luminaire de Saint-Blaise...

Guillermette. – Pourquoi tu dis “soi-disant” ?

Louison. – Tu te rappelles pas ce que disait le bedeau ? Notre huile, il en passait plus dans la salade du curé que dans le luminaire.

Guillermette. – Le bedeau ! Tu parles ! Un verre de trop et il disait n’importe quoi.

Louison. – N’empêche que pour l’huile...

Melchior. – (À Tonin) Tonin, mets-toi entre elles-deux, sans quoi, comme c’est parti, on est encore ici demain matin.

Tonin.– D’accord, Melchior. (Tonin prend Guillermette par le bras et se place entre elles deux.)

Tonin. – Allez, continue Guillermette.

Guillermette. – Donc, cette bannière, elle représentait le Comte Vert, celui qui avait donné les sous pour construire la Chartreuse.

Louison. – “Donné les sous”, c’est vite dit. Quand il est mort, le Comte Vert, il avait plus de dettes chez les Lombards que de sous dans sa caisse. Et qui est-ce qui a du trouver les sous pour payer ses promesses ? Sa veuve, Bonne de Bourbon, celle qui est sur ma bannière.

Guillermette. – Mais c’est pas vrai ! Pas moyen de placer trois paroles. Les hommes, vous pouvez pas la faire taire ?

Melchior. – Allez, Louison, laisse la parler. Tu auras ton tour.

Guillermette. – C’est que maintenant j’ai plus grand-chose à dire. Qu’est ce que je pourrais ajouter ? Ah ben si. Y a une chose que j’allais oublier. Sur ma bannière, le personnage il a des chausses vertes. C’est à ça qu’on voit que c’est le Comte Vert.

Melchior. – Bon. T’as fini ?

Guillermette. – Pour le moment.

Melchior. – Alors, maintenant tu laisses parler Louison.

Guillermette. – Je la laisse parler.

Melchior. – À toi, Louison.

Louison. – Moi, ma bannière, c’était Bonne de Bourbon.

Guillermette. – Pourquoi tu dis “ma bannière” ? C’est pas toi qui l’a brodée, quand même ?

Louison. – C’est pas moi qui l’ai brodée, affaire entendue, mais c’est à moi qu’on l’a donnée. Si j’avais pas été là, on l’aurait pas eue. Figurez-vous que, pour cette fête, il arrivait de partout des tas de gens. Rien que du gratin, tous mieux habillés les uns que les autres. De ma porte, je voyais passer tout ce beau monde. Des toilettes ! Un spectacle !

Et j’étais là quand est arrivée une délégation de la milice bourgeoise de Chambéry. Tous des beaux hommes, triés sur le volet, grands et bien bâtis. Une allure ! Et des costumes !

Ils avaient inventé une chanson exprès pour défiler dans Virignin. Je me rappelle le début :

(Elle chante.) « En arrivant à Virignin… »

(Le chœur des écoliers reprend la chanson.)

Louison. – Donc, en passant devant chez moi, le chef a dit : “On boirait bien un coup, hein, les gars” et ils sont rentrés dans ma cour. Le chef m’a dit : “T’as bien un peu de piquette à la cave ?” Quoi faire ? Je leur ai servi à boire. Au moment de partir, le chef a dit “Ma belle...”

Guillermette. – Le chef t’a d’abord tapé une grosse claque sur les fesses, et puis après…

Louison. – Et puis après il m’a dit : “Ma belle, on n’a pas de sous pour te payer, mais on a des bannières à revendre. Si t’en veux une en paiement, t’as qu’à choisir.” J’ai choisi celle où on voyait la Comtesse Bonne de Bourbon avec son petit-fils dans ses bras.

Guillermette. – Elle était pas neuve, leur bannière. Le petit-fils, sur la bannière, c’est un poupon. À l’époque de la fête, c’était un grand garçon, même qu’après il a été pape.

Louison. – Mais ça, on s’en fout. Ça n’a rien à voir. On parle de ma bannière.

Guillermette. – Si ça tombe, ta bannière, comme tu dis, ils l’avaient faite pour son baptême, ceux de Chambéry.

Louison. – Mais, je m’en fous. Qu’est-ce ça prouverait ? Que ma bannière, elle est plus ancienne que la tienne ? Mais ça ne me dérange pas. Au contraire.

Melchior. – Allons ! Vous voilà presque d’accord, pour une fois.

Guillermette. – Presque d’accord... pas tant que ça !

Tonin. – Maintenant, ça suffit, vous deux. On passe à la troisième ?

Melchior. – On passe à la troisième. Vas y Tonin.

Tonin. – D’accord, Melchior et si j’oublie quelque chose, tu me reprends. Cette bannière là, c’est l’histoire de la Bonbonne. Ça tourne autour des ennuis d’argent de la Comtesse. Elle avait décidé de faire construire une église pour les Chartreux à Pierre-Châtel et elle avait signé un contrat avec un maçon de Genève, un nommé Robert. Le Robert en question savait qu’elle tirait le diable par la queue.

Louison. – À cause des dettes de guerre du Comte Vert.

Tonin. – Oui, à cause des dettes de son mari.

Guillermette. – Qui était mort à la guerre.

Tonin. – Alors, le Robert dont je vous parle, il avait fait mettre dans le contrat des acomptes échelonnés.

Louison. – Pour être sûr d’être payé.

Tonin. – Le premier acompte était prévu juste avant la pose de la première pierre. À trois jours de la fête, le maçon n’avait rien reçu. Alors il est allé trouver le châtelain de Pierre-Châtel qui était responsable de toute l’organisation et il lui a dit : “Ou bien j’ai mon acompte, ou bien il n’y a pas de première pierre, pas de mortier et pas de truelle.”

Guillermette. – Une truelle en argent, spéciale pour les cérémonies, qu’il faisait resservir à toutes les inaugurations.

Louison. – Mais qu’il facturait chaque fois comme neuve.

Tonin. – Ça, c’était son affaire. Pour le moment, on parle du châtelain du Pierre-Châtel.

Guillermette. – Et de son problème.

Tonin.– La Comtesse ne devait arriver à Pierre-Châtel que le matin de la fête. Pour l’heure, elle était à Ripaille, un château qu’elle s’était fait construire.

Louison. – Malgré ses ennuis d’argent.

Tonin. – Malgré ses ennuis d’argent. Ripaille, c’était pas la porte à côté. C’était un château au milieu des vignes, pas loin du lac Léman. Le châtelain n’a fait ni une ni deux, il a enfourché son cheval et il est parti pour Ripaille.

Guillermette. – Pas si vite. Il a quand même pris le temps de prévenir sa femme.

Tonin. – Ça, on en reparlera plus tard.

Guillermette. – Tu permets. C’est maintenant qu’il faut en parler. Parce que, s’il n’avait pas prévenu sa femme, on n’aurait pas su ce qui s’est passé à Ripaille et tu pourrais pas en parler.

Melchior. – Dans un sens, c’est vrai ce qu’elle dit.

Guillermette. – Parfaitement. Tout ce qui se passait au loin, c’était par la femme du châtelain qu’on le savait. Elle était jalouse comme c’est pas possible. Son mari ne pouvait pas découcher une nuit sans qu’elle sache où il allait et pour faire quoi.

Louison. – Et au retour, il devait tout lui raconter.

Guillermette. – Et prétentieuse, avec ça. Toujours à insinuer que son mari était au courant des secrets d’État.

Louison. – Après, devant les dames de Belley, c’était : “La Comtesse a demandé au châtelain ce qu’il pensait de ceci. Le châtelain lui a dit qu’à sa place, il ferait comme ça”.

Guillermette. – Elle disait jamais “mon mari”. C’était toujours “le châtelain”.

Louison. – Et après, les dames de Belley étaient toutes fières de raconter que la femme du châtelain leur avait confié sous le sceau du secret que ceci, que cela.

Guillermette. – Et patati et patata, et tout le pays était au courant.

Tonin. – À l’époque, ce château de Ripaille, on en parlait beaucoup.

Louison. – À cause de son nom.

Bonbonne contemporaine

Tonin. – Les gens pensaient : Ripaille, faire ripaille, faire bombance, en vidant des bonbonnes, et des bonbonnes de Bourbon, pendant qu’on y était.

(Les écoliers chantent : « Sous les tonnelles ».)

Tonin. – À vrai dire, Ripaille, c’était pas ça du tout. À Ripaille, il y avait toujours le Grand Trésorier de Savoie, toujours aux trousses de la Comtesse pour lui rappeler qu’elle avait pas le sou, qu’elle devait faire des économies et tout et tout.

Voilà donc mon châtelain de Pierre-Châtel qui arrive à Ripaille et qui explique à la Comtesse tout le tragique de la situation, les invités qui étaient déjà arrivés et le maçon qui refusait de fournir la pierre, le mortier et la truelle. La Comtesse tombait des nues.

« Comment, Messire le Grand Trésorier, vous n’avez pas payé cet acompte ?
– Avec quoi, Madame la Comtesse. Les caisses sont vides.
– À ce point, Messire ?
– À ce point, Madame la Comtesse.
– Et en vidant vos fonds de tiroir ?
– En vidant tous mes fonds de tiroir, tout juste trouverait-on de quoi remplir de florins... »

Guillermette. – Des florins d’or, tout de même.

Tonin. – Tout juste de quoi remplir de florins cette bonbonne.

Louison. – Une bonbonne vide, qui traînait là, par hasard.

Tonin. – La Comtesse a exigé qu’on remplisse sur le champ cette bonbonne avec tous les florins d’or qu’on pourrait trouver, elle s’est enfermée dans sa chambre avec la bonbonne et le lendemain, elle arrivait à Pierre-Châtel avec sa bonbonne pleine de florins. C’est pour ça que, dix ans plus tard, quand le curé a eu l’idée de faire une troisième bannière pour la procession, on a brodé cette bonbonne qui déverse des florins d’or sur Pierre-Châtel. Voilà ce qu’on a appelé l’Histoire de la Bonbonne. Reste la quatrième bannière. À toi, Melchior.

Melchior. – C’est encore le curé qui a voulu qu’on fasse cette bannière pour le cinquantième anniversaire de la fête, le jubilé, comme il disait. Ça n’était plus le même curé, et nous, on était vieux. Ce qu’il faut savoir c’est que, quand on avait posé cette première pierre, tout le monde n’avait pas été tellement d’accord. Il y en avait qui trouvaient que la Comtesse dépensait trop pour le décorum et pas assez pour des travaux de première utilité. Alors, il y a eu une contre-manifestation. Toi qui y étais, Tonin, tu devrais raconter.

Tonin. – D’accord, Melchior. Il faut se rappeler que le Comte Vert, en mourant, avait légué pas mal d’argent pour cette chartreuse, mais qu’il avait légué encore plus d’argent pour faire un pont sous Pierre-Châtel. Ce pont, de son vivant, il l’avait fait commencer. Oh ! Rien qu’une petite amorce de pont sur la rive, mais, enfin, c’était commencé, et ça marquait sa volonté.
Depuis sa mort, on ne parlait plus de ce pont, ou, quand on le réclamait, c’était pour s’entendre dire qu’on ne perdait pas ça de vue, mais que, pour le moment, on n’avait pas les sous, même pas de quoi faire faire les plans.

Chœur des enfants de Virignin.(Sur l’air du Pont d’Avignon)
Notre pont d’Pierre-Châtel, on y pense, on y pense
Notre pont d’Pierre-Châtel, on nous dit qu’on n’pense qu’à ça.
On nous dit : n’vous en faites pas.
Patientez et ça viendra.
Notre pont d’Pierre-Châtel, on y pense, on y pense.
Notre pont d’Pierre-Châtel, est c’qu’un jour on y dans’ra ?

Tonin. – Alors, de voir qu’on avait des sous pour cette chartreuse et pas de sous pour le pont, il y en avait que ça rendait furieux. Un qui s’était beaucoup agité pour ça, c’était le boulanger de Virignin, un grand avec une grosse voix.

Louison. – Les grands avec une grosse voix, on les écoute, et, d’être écoutés, ils s’imaginent être plus malins que les autres et ça les fait parler encore plus fort.

Tonin. – Enfin, ce boulanger, avec quelques amis, il avait monté une manifestation et j’en étais.

Guillermette. – Une affaire à se faire pendre.

Louison. – En ce temps-là, on ne plaisantait pas avec les manifestants. Aussitôt pris, aussitôt pendus.

Tonin. – Là, le boulanger nous avait fait boire, pour nous donner du courage. On est allés ensemble au bord du Rhône sur ce petit bout de commencement de pont dont on a parlé et on a attendu le moment de manifester.

Melchior. – Ce qu’ils attendaient, c’était que se taisent les musiques sur Pierre-Châtel. Quand les musiques se sont tues, c’était pour le grand moment de la cérémonie : la Comtesse s’avançait vers la pierre, sa truelle d’argent à la main. À ce moment précis, on a entendu une clameur qui montait du Rhône.

Tonin. – C’était nous, en bas. On criait d’une seule voix, aussi fort qu’on pouvait : Le pont ! Le pont ! Le pont !

Melchior. – En haut, ça a été la stupeur et la colère. Imaginez que, maintenant que je vous parle, des énergumènes se mettent à crier je ne sais pas quoi.

Chœur des Virignolans. – La Déviation I La Déviation ! La Déviation !

Melchior. – Vous voyez, ça vous surprend parce que vous ne vous y attendiez pas. Là haut, ça a été pareil. Tout de suite, le châtelain s’est précipité sur son cheval en hurlant : « Je vais les pendre ! »

Louison. – Jamais en retard, celui-là, pour faire du zèle !

Melchior. – Mais la Comtesse l’a retenu d’un geste et elle s’est tournée vers le prieur des Chartreux : “Vénérable Prieur, que pouvons nous faire pour ces pauvres gens ?”
Là, le Grand Trésorier veillait au grain : “La Bonbonne est vide, Madame la Comtesse.”

Guillermette. – Toujours sa même rengaine !

Melchior. – “Madame la Comtesse, a dit le Prieur, montez vous-même le cheval du châtelain et descendez vers ces malheureux avec cette bonbonne qui est vide. Pendant que vous irez vers le Rhône, mes frères, les vénérables Chartreux et moi-même, nous prierons la Vierge, patronne de cette chartreuse et elle mettra dans cette bonbonne, si votre foi est assez grande, de quoi apaiser ces pauvres gens.”

Tonin. – C’est comme ça qu’au bord du Rhône, nous avons vu arriver la Comtesse, toute seule sur le cheval du châtelain et portant sa bonbonne. Quoi faire ? Nous l’avons aidée à mettre pied à terre, nous l’avons vue secouer sa bonbonne.

Louison. – C’était pour voir si des florins tintaient à l’intérieur.

Tonin. – Mais rien ne tintait à l’intérieur, alors elle a fracassé la bonbonne sur la pierre de cette fameuse amorce de pont où nous étions.

Guillermette. – Mais pas de colère, pour voir ce qu’il y avait dedans.

Tonin .– Et nous avons vu sortir des flancs de la bonbonne un énorme gâteau.
Seul un miracle avait pu faire passer un si gros gâteau par le goulot d’une bonbonne.
Et devant un miracle, quoi faire ? Le boulanger s’est mis à genoux. On a fait pareil. Mais la Comtesse nous a fait relever. Elle a demandé au boulanger s’il avait pas un couteau.
“Mais si, Madame la Comtesse, j’ai un couteau.” Et il lui a ouvert et tendu son couteau, en disant : “Pour vous servir, Madame la Comtesse.”
“Pour vous servir” a dit la Comtesse et elle a fait autant de parts de gâteau que nous étions, plus une pour elle et elle nous les a distribuées. C’était très bon. Sous le gâteau, il y avait un parchemin où était écrite la recette du gâteau. Elle a donné le parchemin au boulanger, qui a dit : “Merci beaucoup, Madame la Comtesse”.

Guillermette. – Celui-là !

Louison. – Vous deviez avoir l’air fin.

Tonin. – Je ne sais pas quel air on avait. On était tout retournés. On ne savait pas quoi dire. On était pensifs. On est rentrés sans faire de bruit à Virignin. C’est ça qu’on a appelé le miracle de la Bonbonne et c’est pour ça qu’on a brodé sur la quatrième bannière un gros gâteau avec des morceaux de bonbonne autour.

Guillermette. – Le miracle de la bonbonne, ça n’a pas été que ça. Il y a un petit côté de la chose que tu oublies, Tonin.

Louison. – Et que tu n’aurais pas dû oublier.

Guillermette. – Si tu nous disais ce qui est arrivé à tous les manifestants.

Louison. – À toi comme aux autres.

Guillermette. – Pour vous rappeler, chaque fois que vous ouvrez la bouche, que c’est dangereux de faire les zigotos.

Tonin. – Tu veux parler de ce petit défaut de parole ?

Guillermette. – Tout juste. Avant la manifestation, vous parliez comme tout le monde. Après, toi et les autres, vous aviez ce petit défaut de prononciation.

Melchior. - Ce petit défaut de prononciation, comme tu dis, ça les aurait pas tellement gênés, s’il n’y avait pas eu les femmes. Elles ont monté ça en épingle. Il y a des jeunes, à cause de ça, ils ont eu du mal à se marier. Les filles disaient : “Tu vois pas ce que soit contagieux.”

Louison. – Ou héréditaire.

Tonin. –Avec le temps, on a bien vu que ça n’était ni contagieux ni héréditaire et on n’y a plus pensé.

Le journaliste. – Et ça s’est terminé comme ça ?

Guillermette. – Pensez-vous ! Le boulanger, c’était un excité, mais c’était aussi un malin. Il s’est tout de suite dit : cette recette, je vais me lancer en grand dans sa fabrication. Comme il avait deux filles, il en a d’abord parlé à l’ainée, Marion, mais là, il a été mal reçu. Marion n’avait pas peur du travail, mais elle avait son caractère. Elle faisait seulement ce qu’elle voulait.

Louison. – Quand elle voulait.

Guillermette. – Et toujours en posant ses conditions.

Louison. – À cause de ça, son père désespérait de la marier.

Guillermette. – Il disait : « Celui qu’elle trouvera à son goût, il est pas encore né. »

Louison. – “Et si jamais elle en trouve un, il faudra qu’il marche droit.”

Guillermette. – Pour l’heure, elle avait une seule idée en tête, la tarte aux pruneaux, qui était sa spécialité.

Louison. – Ça, la tarte aux pruneaux, elle savait faire, elle en faisait toute l’année.

Guillermette. – Sauf à l’époque des prunes, où elle faisait des tartes aux prunes.

Louison. – Elle s’occupait de tout : faire sécher les pruneaux entre deux fournées, préparer la pâte, garnir les tartes, les mettre au four, les défourner, les démouler, les présenter à l’étalage.

Guillermette. – À la saison des prunes, on ne voyait qu’elle dans les vergers, toujours en train de secouer un prunier par ci, un prunier par là.

Chœur des enfants de Virignin. – (Les enfants de Virignin chantent : “La Marion sur son prunier”.)
Enterrement du Bossu.
(Les enfants chantent sur l’air de Perrine.)
Telle est la triste histoire (bis)
D’un jeune homme à marier
Digue don da don daine
D’un jeune homme à marier
Digue don da don dé.
Qu’allait trop voir les filles (bis)
Secouer les pruniers
Digue don da don daine
Secouer les pruniers
Digue don da don dé.

Melchior. – Elle était justement branchée sur son prunier quand son père est venu lui faire la proposition. Le malheureux il est tombé sur un bec.

Louison. – Elle a répondu qu’elle avait assez à faire comme ça.

Guillermette. – Et qu’elle n’était plus en âge d’apprendre du neuf.

Louison. – Et qu’elle avait une petite sœur qui passait son temps à se tourner les pouces.

Guillermette. – Et que c’était une honte de la laisser comme ça se gâter dans l’oisiveté.

Louison. – Et qu’il était plus que temps de lui trouver une occupation.

Guillermette. – Et que ce nouveau gâteau, c’était l’occasion toute trouvée de la mettre au travail.

Louison. – Tout ça du haut de son prunier, et sans cesser de le secouer.

Guillermette. – Son père ne pouvait même pas approcher, à cause des prunes qui tombaient comme grêle.

Melchior. – Le boulanger n’a pas voulu en entendre plus. Sans perdre son temps, il est allé proposer l’affaire à Mariette, la cadette, et Mariette a tout de suite dit oui. Comme elle était en âge d’apprendre du neuf, en un rien de temps elle a su réciter la recette par cœur et faire des gâteaux. Tu peux raconter, Tonin ?

Tonin.– D’accord, Melchior ! À la belle saison, elle faisait ça en plein air. C’était un spectacle de la voir manier sa pâte et jongler avec ses ustensiles. Rien que pour voir ça, les gens s’arrêtaient. Et quand elle défournait et démoulait, un parfum ! On venait de partout acheter ce gâteau qu’on ne savait faire nulle part ailleurs. On venait même du Dauphiné et les Dauphinois disaient qu’ils allaient à Virignin pour acheter le gâteau de Savoie, parce que, à l’époque, Virignin était en Savoie. Et tu te souviens, Melchior, du monde qui s’arrêtait à l’auberge ?

Melchior. – Si je me souviens ! L’auberge était juste à côté de la boulangerie. Tous ces gens qui venaient de loin, ils arrivaient avec la soif. Ils ne repartaient pas sans avoir vidé un verre à l’auberge. En plus, l’aubergiste s’était fait faire une nouvelle enseigne où on voyait une bonbonne marquée Vin du miracle. Si bien que les gens attribuaient à son vin des vertus extraordinaires et ils en rapportaient dans leur village pour rendre vigueur à leurs vieux parents.
C’est à cette époque que les coteaux de Virignin se couvrirent de vignes pour alimenter ce commerce et le vin qu’on en tirait pouvait être vendu un bon prix à l’aubergiste parce que l’aubergiste le vendait encore plus cher aux étrangers.
Ainsi tout le monde, à Virignin, était heureux et content. Mais c’était trop beau pour durer. Tonin, tu nous dis comment ça a fini ?

Tonin.– D’accord Melchior. Le commencement de la fin, ça a été la mort du boulanger. Dans son testament, il laissait à Marion son fonds et à Mariette la recette. Les deux filles avaient besoin d’un homme pour le gros travail. Il leur fallait songer au mariage. Comme elles ne pouvaient pas faire ça du jour au lendemain, le jour de l’enterrement du père, elles posèrent sur leur porte une affiche : On cherche un commis. Le premier qui se présenta fut le fils d’un pâtissier d’Yenne. Le pâtissier d’Yenne avait vu ses affaires décliner à proportion de la prospérité qu’on connaissait à Virignin.

Louison. – Ceux qui achetaient un gâteau à Virignin n’en achetaient pas un second à Yenne.

Tonin.– Bref, ce garçon, comme il était du métier, il fut accepté et commença son service le lendemain. Seulement, en bon Yennois, son père lui avait fait la leçon.

Guillermette. – “Bien fait et plaisant comme tu es, si tu sais t’y prendre, avant un an tu seras le patron.”

Louison. – Et c’est ce qui est arrivé. Six mois plus tard, il épousait Mariette.

Guillermette. – Et sa recette !

Louison. – Comme Marion restait sur le fonds qui était sa propriété les nouveaux mariés devaient s’installer à Yenne, chez le beau-père. C’était stipulé dans le contrat de mariage

Guillermette. – Et le jour même des noces, Mariette, les larmes aux yeux quittait Virignin pour Yenne.

(Cortège nuptial par les écoliers de Virignin. Mariette essuie ses larmes. L’époux brandit la recette. On chante Jolies montagnes de mon Bugey).

Louison. – Je ne voudrais pas être mauvaise langue. Mais tout de même ! Dire qu’après ça les Yennois ont eu le culot d’inventer une histoire à leur façon sur l’invention du gâteau de Savoie.

Guillermette. – À Virignin, depuis, on laisse dire, mais on sait bien que, sur la question, les Yennois racontent des histoires.

Chœur des enfants de Virignin. – (Final par les enfants de Virignin sur l’air du Roi Dagobert.)
Ainsi finit l’histoir’
Des bannières de Virignin.
Une histoir’ qui n’est
P’têtr’ pas très moral’
Mais si on y croit
On s’port pas plus mal
Ainsi finit l’histoir’
Des bannières de Virignin.
Ainsi vivra l’histoir’
De Mariette et de Marion
Véridique ou pas
Quand nous serons grands
Nous la racont’rons
À nos p’tits enfants.
Ainsi vivra l’histoir’
De Mariette et de Marion.

Les photographies des acteurs sont tirées du Bulletin municipal de Virignin de février 1994.


Article mis à jour le 6 février 2020