Le site de Madeleine et Pascal
Les histoires d’Hellemmes par Postaire Gratuit

Histoire de la rue Camille Desmoulins

14 juillet 2019, par Raymond Vanbrugghe

Pour apprécier complètement ce conte et le nom de son auteur supposé, il faut savoir que ce texte fut écrit, dans sa première version, au printemps 1969 et lu à l’occasion du mariage de Madeleine et Pascal [1].

À cette époque, le « poster », affiche représentant de préférence un chanteur rock’nroll ou yéyé, est un élément essentiel de la décoration des chambres d’adolescents tandis que le « poster gratuit » est un cadeau fort apprécié des lecteurs de certaines revues telles que « Salut les Copains ». On peut aussi le gagner en participant à divers jeux radiophoniques, par exemple dans l’émission du même nom.

Il convient aussi de se rappeler qu’on est alors en pleine époque hippie et qu’on commence à se poser des questions sur la consommation croissante de substances plus ou moins "douces" qu’un commerce illicite désigne sous le nom de "came" ou d’"herbe" et dont certaines se présentent sous forme de poudre. De là à supposer qu’un moulin était nécessaire pour élaborer cette poudre en broyant des graines, il y a un pas qu’un chimiste averti ne franchira pas forcément...


Aujourd’hui à Hellemmes rassemblement
des amis de Postaire Gratuit

L’Association des Amis de Postaire Gratuit et le Comité pour la Publication de l’œuvre de Postaire Gratuit organisent aujourd’hui 1er avril à 18h30, Place Hentgès à Hellemmes, un rassemblement au cours duquel ils remettront à la veuve du regretté disparu un chèque représentant le total des sommes jusqu’ici collectées pour assurer la parution de l’œuvre restée jusqu’ici inédite de l’écrivain hellemmois. Tous les amis déclarés ou non de Postaire Gratuit sont conviés a cette manifestation. C’est bien volontiers et en plein accord avec les deux associations organisatrices que nous publions dans nos colonnes une des nombreuses histoires que l’auteur se proposait de réunir sous le titre : Les Histoires d’Hellemmes (Contes moraux).

Histoire de la rue Camille Desmoulins

Certains noms de rues éveillent naturellement l’attention : on les devine riches d’histoire ; d’autres, par leur banalité, découragent la curiosité. Mais cette banalité peut n’être qu’apparence. Qu’on en juge par l’exemple de la rue Camille Desmoulins.

À l’origine de ce nom de rue, une banale erreur : à l’époque où un industriel a, le premier, l’idée de proposer aux municipalités des plaques de rues en métal émaillé, les édiles hellemmois sont séduits par l’idée ; le secrétaire de mairie dresse la liste des rues et le maire signe le bulletin de commande ; sur le document, il n’y a pas de rue Camille Desmoulins, mais une rue Camomille des Moulins. Distrait ou croyant rectifier une erreur, le fournisseur livre une plaque « Rue Camille Desmoulins ». L’ouvrier municipal chargé de sceller les plaques aux coins de rue n’est pas du genre à se poser des questions ; il ne s’en pose pas ; personne ne proteste. Et voilà... une page d’histoire est tournée.

Reste à dire pourquoi il y avait à l’époque, à Hellemmes, une rue Camomille des Moulins. Aujourd’hui, qui dit camomille pense fleurs blanches, indigestion, infusion. Autrefois, la camomille c’était aussi et peut-être surtout la graine de camomille, dont les propriétés sont bien différentes. Sujet délicat, mais il faut bien en parler. La graine de camomille qui a des propriétés hallucinogènes est en quelque sorte l’ancêtre de nos drogues douces. L’État n’en proscrivait pas formellement la production, le commerce et l’usage ; il se contentait de percevoir sur le transport des graines, sur la mouture et sur la commercialisation de la poudre obtenue des droits très élevés. Cela permettait par contrecoup à une foule de mauvais sujets de vivre bien, sans fatigue et sans horaires de travail contraignants simplement en faisant circuler en fraude un petit pourcentage des quantités offertes à la consommation. Quand ils parlaient entre eux, à mots couverts, de l’objet de leurs transactions, ces commerçants marginaux disaient « la came » (abréviation de camomille et non comme on l’a parfois écrit à tort, abréviation de camelote).

Comme nous l’avons dit, la production de camomille en graines n’était pas officiellement encouragée ; l’Administration laissait volontiers entendre qu’elle était seulement tolérée. En conséquence, ceux qui s’y livraient disaient que mettre ses sous dans un semis de camomille à graines, ça n’était pas faire un placement de père de famille, mais une spéculation qui devait rapporter à proportion du risque encouru qui était grand. En conséquence, la culture de la graine était une activité très rémunératrice.

Ceux, par contre, qui ne faisaient que la fleur avaient plus de mal à s’en sortir et ils essayaient de discréditer ceux qui faisaient la graine. Ainsi disaient-ils volontiers que leur camomille à eux était de la « camomille honnête » et, par allusion aux bénéfices exagérés que les autres tiraient de la graine, ils appelaient la graine « la came aux millions ». À force de dire, ils avaient réussi à faire passer dans le langage courant ces deux appellations si bien que, quand un producteur de fleur se présentait à l’octroi avec sa petite charrette garnie de quelques balles de fleurs, il criait au préposé : « Tant de balles de camomille honnête ». Et il payait une petite taxe, au sou près. Quand un producteur de graine arrivait avec son lourd fardier grinçant sous la charge, il criait au même préposé « Tant de sacs de came aux millions ». Et il acquittait des droits considérables, toujours en grosses coupures et en arrondissant largement, avec un geste de la main pour refuser la monnaie.

Les badauds, à force d’entendre crier : « Camomille honnête » du haut d’une voiturette légère et « Came aux millions » du haut d’un gros chariot, finirent par identifier voiturette à camomille honnête (dont nous avons fait camionnette) et gros chariot à came aux millions (dont nous savons fait camion). Telle est la véritable étymologie de ces deux mots dont, jusqu’ici, nos meilleurs dictionnaires écrivaient qu’ils étaient « d’origine inconnue ».

Pour en revenir à Hellemmes, disons que les débuts de la camomille y furent plutôt difficiles. Nos braves ancêtres, peut-être sensibles à des considérations morales ou par pusillanimité, s’étalent lancés dans la fleur. Ils s’aperçurent assez vite que, pour cette production, ils étaient géographiquement très mal placés : sur leurs cultures, toutes situées à l’est de Lille, les vents dominants d’ouest distribuaient un air tout chargé de fumées urbaines, leurs fleurs, ternies par ces fumées, étaient peu appétissantes, comparées à celles qu’on récoltait sur les terroirs situés à l’opposé, du côté d’Erquinghem, Ennetières, Escobecques, Englos qui avaient droit, chez l’herboriste, à l’estampille : « Fleurs de Weppes premier choix ».

Il y eut ainsi une assez longue période où les Hellemmois eurent la vie dure, s’escrimant à produire une vilaine camomille qui se vendait mal sous le nom de « camomille du pays » et leurs femmes se plaignaient avec aigreur de leur triste sort, lié à celui de malheureux qui avaient leurs terres « sous le vent » (qui venait de Lille)... alors que leurs sœurs ou leurs cousines, mariées à des gars qui avaient les leurs « dans le vent » (qui allait à Lille) pouvaient s’offrir n’importe quelle nouveauté et en profitaient pour les traiter, elles, avec hauteur et commisération. Ne pas être « dans le vent » combien de fois n’entendirent-ils pas cet injuste reproche ! On comprend que l’expression soit restée et qu’on l’emploie encore, sans en comprendre le sens premier, dans le sens général de : ne pas être à la page.

Heureusement, il n’y avait pas à Hellemmes que des femmes acrimonieuses et pisse-vinaigre ; il y en avait aussi, comme partout, quelques-unes qui étaient plus gentilles avec les hommes et que les hommes allaient trouver quand ils voulaient entendre autre chose que des récriminations. Ces femmes-là avaient pas mal de relations et, quand on a des relations, forcément, on sait des choses. Ainsi savaient-elles que les fortunes rapides ne se faisaient pas dans la fleur, mais dans la graine ; pour elles, pas de doute, le salut des Hellemmois était là. Il fallait les convertir à la reconversion. Mais ça ne serait pas facile : producteurs de fleurs et producteurs de graines constituaient, elles le savaient bien, deux mondes qui n’avaient pas la même notion des convenances, qui ne se parlaient pas, qui n’avaient entre eux aucune espèce de communication, même matrimoniale : jamais on n’avait vu le fils du planteur de graine épouser la fille du planteur de fleur. Et pas davantage l’inverse. Alors, comment s’y prirent-elles ? Nous n’en savons rien. Cela relève à tout jamais du secret des cœurs. Mais le résultat est là : on commença par voir Untel d’Hellemmes consacrer à la graine un tout petit coin de terre, « pour essayer » ; Untel, toujours d’Hellemmes, l’imiter l’année-même, un troisième leur emboîter le pas l’année suivante, puis les cultures de graine prendre de l’aplomb, de l’ampleur, se généraliser. Vite ce fut le succès, la prospérité, la spécialisation, le label : "Camomille des Moulins". Car Hellemmes, déjà pays de moulins, devenait le pays des moulins à camomille (pour la facilité du contrôle, le fisc encourageait la mouture sur place).

Il faut dire que le marché était porteur. L’usage de la « came » était très répandu et pas plus réprimé que, de nos jours, celui de l’alcool ou du tabac. On n’en faisait pas une histoire.

Simplement, on avait installé dans chaque village une « salle de désintoxication » pour ceux à qui il arrivait d’user de la denrée sans bien respecter leurs limites. Le traitement, rapide et efficace, était à base de plantes et administré par un fonctionnaire municipal. Dès son entrée dans le local, l’intoxiqué était isolé dans un petit box dont trois parois étaient en bois et dont le quatrième côté, par où l’on entrait, était seulement fermé par un rideau de toile qui ne descendait pas tout-à-fait jusqu’à terre. Au fond du box, le patient trouvait sur une tablette trois grandes urnes remplies de liquides fumants : une à droite, une au centre, une à gauche. Chaque urne contenait un breuvage différent et il devait boire intégralement le contenu des trois urnes, mais il avait la plus absolue liberté pour choisir celle par laquelle il commencerait, celle par laquelle il finirait, celle qu’il viderait entre les deux ; son choix devait même rester secret : le rideau était là pour garantir la liberté de son choix. Quand les trois urnes étaient vides, le plus souvent 1e patient se précipitait au dehors pour soulager sa vessie au plus près ; c’était le signe que son organisme avait retrouvé un fonctionnement normal ; il était libre. Dans les cas, fort rares, où il ne réagissait pas de cette façon, le patient devait, sans désemparer, absorber le contenu de trois nouvelles urnes aussitôt remplies des mêmes breuvages. Et ainsi de suite, le cas échéant.

Les herbes qu’on lui faisait ainsi absorber en infusions bien chaudes étaient la violette qui est sudoripare, la mauve qui est diurétique, la marjolaine qui freine l’anxiété et rassure le cœur. Pour subvenir à la grande consommation qui était faite de ces trois plantes, les herboristes les vendaient en gros couffins de six livres, et c’était une des tâches du préposé à la désintoxication que de composer, en puisant dans ces couffins, des doses individuelles ; il avait même pour instructions de tenir toujours prêtes au moins deux douzaines de doses de chacune de façon à être en mesure de parer à toute éventualité. À cette fin, le Magistrat lui fournissait chaque année trois grosses d’enveloppes de couleur violette, dont le préposé devait faire trois parts : une grosse qu’il devait tenir dans un placard, à l’abri de la lumière, pour y mettre les doses de violette ; une grosse qu’il devait faire séjourner quelques temps sur des appuis de fenêtres jusqu’à ce que les enveloppes, ayant pris à la lumière une teinte mauve, pussent recevoir les doses de mauve ; une grosse enfin qu’il devait exposer au jour un peu plus longtemps, jusqu’à obtention d’un rose évanescent qui convint à l’ensachage de la marjolaine.

Si le préposé faisait ce petit travail consciencieusement, tout allait bien. S’il était négligent, il pouvait lui arriver de s’embrouiller et de confondre des enveloppes d’un mauve un peu trop pâle avec des enveloppes d’un rose encore un peu trop bleuté, et il pouvait s’apercevoir subitement, voire en pleine nuit, qu’il était à court de mauve ou de marjolaine. C’est ce genre de situation qui est évoqué dans une vieille chanson populaire, devenue malheureusement incompréhensible par la faute d’un transcripteur fantaisiste. Dans sa version, qui nous est seule parvenue, il est question de « Compagnons de la marjolaine ». Personne n’a jamais pu dire, et pour cause, qui étaient ces « Compagnons de la marjolaine ». Tout s’éclaire si on comprend que cette chanson raconte une histoire de sourds : imaginons un herboriste sourd, réveillé en pleine nuit par les chevaliers du guet qui tambourinent à sa porte ; de sa fenêtre, il interpelle, à la fenêtre d’en face un compagnon à lui, aussi sourd que lui et comme lui tiré de son lit par le tapage, et il lui demande : « Qu’est-ce qui passe ici si tard, compagnon ? ». En bas, les chevaliers du guet crient : « De la marjolaine ! » (Ils veulent de la marjolaine). L’herboriste, qui n’a pas compris, réinterroge son voisin d’en face : « Qu’est-ce qui passe ici si tard, compagnon ? » Et les chevaliers du guet qui s’impatientent hurlent en séparant bien les syllabes « Pour des in-to-xi-qués » (ce que le transcripteur, qui n’a rien compris non plus, a traduit par un « gai, gai, dessus le quai » qui ne veut rien dire). Alors le voisin, qui peut enfin placer une parole, crie à son tour « Ce sont les chevaliers du guet, compagnon ». Et les autres, en bas, de crier de plus belle « De la marjolaine ! ». Et ainsi de suite pendant quelques couplets.

Curieusement, ce fut l’instauration du suffrage universel qui mit fin aux cures de violette, mauve et marjolaine. En effet, lorsque le législateur accorda à tous les Français mâles et majeurs le droit de vote, il laissa, comme de coutume, au pouvoir exécutif le soin de préciser par décret comment les mairies feraient face à l’afflux des nouveaux électeurs dans le bureaux de vote. Comme de coutume aussi, l’exécutif attendit les derniers jours pour régler ces détails. Ce fut donc en catastrophe qu’il publia un décret qui stipulait que, vu l‘urgence, par mesure d’économie (bonne excuse) et à titre transitoire, on utiliserait pour le scrutin universel les isoloirs, les urnes et les enveloppes jusque-là réservés au service municipal de désintoxication. Le décret précisait que, pour préserver le secret du vote, seules seraient utilisées les enveloppes de teinte violette, dont 1es stocks entreposés tant dans les mairies que dans les préfectures devaient largement couvrir les besoins (ce qui s’avéra exact). Le décret précisait enfin que, pour des raisons bien compréhensibles touchant à la dignité du suffrage universel, le matériel ainsi utilisé ne pourrait être réaffecté aux salles de désintoxication, dont la rénovation interviendrait dans les meilleurs délais, aux termes d’études confiées à la diligence des services compétents de l’administration centrale.

Depuis lors, la seule véritable innovation a résulté de la force majeure : les urnes originelles, fragiles et trop souvent manipulées, n’ont pas résisté aux épreuves du temps. Elles ont été partout remplacées par des coffres en bois, mieux adaptés à la fonction, mais qu’on continue, sans bien savoir pourquoi, à appeler des urnes.

[/Postaire Gratuit - Les histoires d’Hellemmes
(Contes moraux) Inédit/]

[1Plus tard, l’histoire fit l’objet d’une publication dans le quotidien Nord-Éclair, en deux parties, la deuxième datée du 2 avril 1983.


Article mis à jour le 3 novembre 2019