Le site de Madeleine et Pascal
Les histoires d’Hellemmes

Le bougre d’Hellemmes

28 octobre 2019, par Raymond Vanbrugghe

Il n’y a pas si longtemps, on consommait encore à Hellemmes, le soir de la Saint-Martin, deux préparations qui répondaient au nom de bougre, l’une pâtissière, le bougre au sucre, l’autre charcutière, le bougre d’âne.

Pour qui n’était pas d’Hellemmes, le bougre au sucre, question goût et aspect, ressemblait comme un frère à ce qu’on appelle encore aujourd’hui, à Lille et environs, une coquille. Les Hellemmois, qui n’admettaient pas l’équivalence, faisaient remarquer qu’à Lille on mange des coquilles toute l’année, tandis qu’à Hellemmes on ne mange le bougre qu’à la Saint-Martin. Pour eux, la coquille n’était qu’une imitation de bougre ; autrement dit, le bougre avait existé bien avant la coquille. À l’appui de cette conviction, ils faisaient remarquer que la consommation du bougre s’entourait d’un cérémonial trop strict pour ne pas remonter à la plus haute antiquité, tandis qu’à Lille on mangeait de la coquille comme ailleurs de la vulgaire brioche.

À l’époque donc, si vous entriez chez un boulanger ou un pâtissier d’Hellemmes un jour de Saint-Martin et que vous demandiez un bougre, on vous posait toujours la question : “C’est pour manger en famille ? ” Si vous répondiez simplement "Oui" ou "Non", le commerçant savait que vous n’étiez pas d’Hellemmes et il vous laissait choisir un bougre parmi ceux qu’il avait en vitrine et qui étaient, en fait, de vulgaires coquilles. Si, par contre, vous répondiez "Bougre oui ! ", c’est que vous aviez le mot de passe et on allait vous chercher dans l’arrière-boutique un vrai bougre qu’on vous présentait avec un air entendu.

Eun’coquille

Et ce bougre-là, vous attendiez pour l’entamer que toute la famille fût réunie pour le repas du soir et vous en faisiez alors autant de parts égales qu’il y avait de convives et vous n’oubliiez pas, surtout, de faire servir d’abord la maîtresse de maison en lui disant : "À vous l’honneur" (même si vous aviez l’habitude de la tutoyer). La maîtresse de maison choisissait une tranche, apparemment au hasard, après quoi les autres convives se servaient et c’était alors que se produisait le prodige du bougre que tout le monde attendait mais dont tout le monde faisait mine de s’émerveiller : dans la tranche de la maîtresse de maison, il y avait toujours un petit cœur en porcelaine. Pour expliquer le miracle, on disait, à Hellemmes, qu’il n’y avait pas un boulanger ni un pâtissier dans la ville qui ne connût un certain signe cabalistique et qu’il n’y avait pas de mère à Hellemmes qui n’en dévoilât le secret à ses filles ou à ses brus le jour de leur mariage.

Passons maintenant au bougre d’âne. La première chose à en dire, c’est qu’on ne mangeait jamais à la même Saint-Martin du bougre au sucre et du bougre d’âne ; c’était l’un ou l’autre au choix, sinon on mourait dans l’année. La seconde chose est que pour l’achat, la consommation et le prodige, tout se passait exactement comme pour le bougre au sucre, d’où l’on peut conclure que les charcutiers aussi connaissaient le signe. La troisième chose est que le bougre d’âne avait la même forme que le bougre au sucre mais qu’il était garni de viande : c’était, en quelque sorte, une tourte à la viande de forme spéciale. De plus, tous les charcutiers d’Hellemmes qui se souviennent d’en avoir fait sont unanimes sur un point : il n’entrait pas un gramme de viande d’âne dans sa composition. Cela, évidemment, peut surprendre, mais les faits sont ce qu’ils sont.

Ayant vu ce qu’était le bougre d’Hellemmes dans un passé récent, il reste à montrer que l’histoire du bougre, comme en étaient persuadés tous les vieux Hellemmois, est effectivement une très vieille histoire. Il nous faudra pour cela remonter à plus de 4 000 ans. À l’époque, Hellemmes était déjà un village, avec une bonne quinzaine de grandes maisons de bois disposées un peu n’importe comment autour d’une grande place et ces maisons abritaient une nombreuse population qui tirait de l’agriculture l’essentiel de ses ressources. Seules les femmes travaillaient aux champs ; les hommes vaquaient à l’entretien des maisons et à l’approvisionnement en bois de chauffage, ce qui leur laissait beaucoup de loisirs. Aussi passaient-ils le plus clair de leur temps à des parties de chasse et à des parties de pêche ; quand le mauvais temps les confinait à la maison, ils s’occupaient à préparer, réparer, fignoler leur matériel de chasse ou leur matériel de pêche en rêvant aux prochaines parties et aux prochaines captures et les songes qui agitaient leur sommeil étaient peuplés de poissons énormes et de quadrupèdes gigantesques.

Bien sûr, le produit de leurs expéditions contribuait à varier l’ordinaire, mais ce n’était qu’un appoint et surtout, comme disaient les femmes, c’était le fruit aléatoire du loisir et non le fruit assuré d’une longue prévoyance et d’un labeur persévérant. Pour tout dire, les femmes, sous prétexte qu’elles pourvoyaient pour l’essentiel à la subsistance de la communauté, traitaient les hommes un peu par dessous la jambe, et c’étaient elles qui décidaient de tout. Même le code des bonnes manières était vexatoire pour les hommes : ainsi les femmes, à leur gré, tutoyaient ou vouvoyaient les hommes, mais il était interdit à un homme de tutoyer une femme, fût-ce la sienne.

Il faut ajouter que les hommes étaient aussi chargés de l’entretien des deux menhirs du village, qui n’ont pas laissé de traces parce que, faute de mieux, ils étaient en bois, ce qui ne les empêchait pas de tenir leur rôle de menhirs. Il y en avait un petit, pas plus grand qu’un homme, dressé sur la place du village, et un grand, un peu à l’écart, piqué sur l’horizon du côté du couchant. Pendant la belle saison, le soleil passait trop haut dans le ciel pour que le grand portât ombrage au petit ; pendant la saison froide, il se couchait trop tôt mais, aux entre-saisons, il y avait forcément une période de quelques jours pendent laquelle la chose se produisait et tout le monde était très attentif à cela car tout le programme des travaux et des fêtes pour une année entière devait s’ajuster à la parfaite périodicité du phénomène astral.

L’entretien des menhirs consistait non seulement à maintenir leur surface exempte de mousses et de lichens, mais encore à cocher le menhir et à polir le menhir. Cocher le menhir consistait à y graver un petit trait à chaque pleine lune, à un emplacement prévu pour cela. Polir le menhir consistait à effacer toutes les coches d’une année le jour où, à l’approche de la saison froide, le grand menhir portait ombrage au petit. On polissait donc le menhir une fois l’an et là où, comme à Hellemmes, le menhir était en bois, ce n’était pas un gros travail : le premier soir d’arrière-saison où une femme voyait l’ombre du grand menhir se profiler sur le petit, elle répandait la nouvelle et tous les travaux étaient aussitôt interrompus. Quand les hommes rentraient de leur partie de chasse, à la tombée de la nuit, ils trouvaient les femmes assemblées sur la place et savaient que leur journée n’était pas finie ; sans commentaires, ils allaient quérir qui son grattoir de silex, qui sa molette de grès, et ils procédaient au polissage du menhir sous le regard des femmes. Quand c’était fini, c’était à leur tour de regarder les femmes qui, l’une après l’autre, venaient passer la pulpe de leurs doigts sur la surface polie pour s’assurer du fini du travail.

À la première pleine lune qui suivait, on faisait une première coche au menhir et il ne se passait rien d’autre ce soir là. Le lendemain soir, par contre, les hommes, à leur retour de la chasse, trouvaient au village un extraordinaire remue-ménage : les femmes, d’une main portant une torche et de l’autre faisant mine de s’arracher les cheveux, couraient en tous sens, par petits groupes, en criant : "Le Bougre s’est enfui ! " Aussitôt les hommes prenaient des airs catastrophés et se joignaient à la quête des femmes car une des lois du village était : "Tu ne laisseras pas ta femme chercher toute seule". Peu à peu les groupes s’organisaient en un unique cortège qui faisait le tour du village et tout le monde scandait à l’unisson : "Le Bougre s’est enfui ! " Avec la fièvre qui montait, l’allure s’accélérait et il y avait de vieilles femmes qui se laissaient peu à peu distancer et qui finissaient par se trouver en tête de la procession, avec un tour de retard. Elles se retournaient alors en brandissant des bâtons et elles ordonnaient de s’arrêter et de se taire. Et la plus vieille haranguait la foule qui s’agglutinait autour d’elle : "Assez de cris ! Assez de temps perdu ! À l’heure qu’il est, le Bougre est loin ! En chasse, les hommes, tous les hommes à sa poursuite ! " Et, désignant le couchant et ses dernières lueurs, elle reprenait : "Tous les hommes à sa poursuite, sans relâche, pendant une lune ! " Et elle insistait, en s’égosillant et en frappant le sol du pied et du bâton : "Pendant une lune ! "

Alors les hommes prenaient leurs armes et quelques provisions et sortaient du village ; se dispersant comme pour une battue, ils s’enfonçaient dans la nuit, battant à grand fracas le moindre buisson. Les femmes restaient plantées là aussi longtemps qu’elles entendaient les pas et les secouements de branches, puis elles rentraient s’occuper de la soupe et des enfants.

Le moment est venu d’expliquer qui était le Bougre. Dans la langue du pays, qui, comme toutes les langues de l’époque, disait beaucoup de choses en peu de mots, Bougre signifiait très précisément : "Fils toujours jeune, unique et multiple, de tout le monde et de personne". "Fils toujours jeune, unique et multiple" est facile à expliquer : chaque village nourrissait en permanence un Bougre de quelques lunes, un Bougre d’un an, un Bougre de deux ans et ainsi de suite jusqu’au Bougre de quatorze ans, soit quinze Bougres en tout, mais ces quinze Bougres n’étaient que les aspects successifs, réunis dans l’instant, du Bougre de quatorze ans, seul achevé et qui, dès lors, ne vieillissait plus. Et c’est de celui-là que les femmes avaient parlé quand elles avaient dit : "Le Bougre s’est enfui".

Retournons maintenant aux hommes du village, que nous avions laissés pour cette courte mais indispensable explication. Dès qu’ils avaient fait assez de chemin pour être hors de portée de voix, ils cessaient de battre la campagne et se rejoignaient dans une clairière où ils dressaient le camp pour la nuit. Le lendemain, ils prenaient de bonne heure une piste qui menait droit au couchant, mais en restant bien groupés et sans plus se soucier du Bougre. Poursuivant ainsi, en trois jours ils atteignaient les grèves où l’immuable Océan, depuis des temps immémoriaux, roulait des vagues toujours semblables à elles-mêmes.

Le long de ces grèves vivaient des gens très pauvres et très arriérés dont les misérables campements se décelaient de loin aux considérables amoncellements de coquilles qui les environnaient et qui étaient tout simplement les reliefs de leurs repas, car ces littoraux se nourrissaient presque exclusivement de produits de la mer et principalement de coquillages où, comme chacun sait, il y a plus à jeter qu’à manger. Ces braves gens voyaient avec joie arriver les Hellemmois parce que, comparés à eux, ces étrangers étaient riches, instruits et bien équipés ; il y avait donc quantité de choses à leur soutirer contre un peu d’hospitalité et un peu de bonnes grâces. Hommes et femmes se dépensaient donc sans compter pour retenir ces visiteurs fortunés. Traités comme coqs en pâte, nos gaillards prolongeaient le séjour au maximum. Le compte était vite fait : trois jours il leur avait fallu pour venir, trois jours il leur faudrait pour rentrer. Ce n’était donc qu’au petit matin du jour J - 3 qu’ils prenaient le chemin du retour, après force embrassades et promesses de revenir bientôt.

Le trajet de retour accompli, les hommes se présentaient au petit matin, frais comme des gardons mais feignant un grand épuisement, et c’était pour trouver toutes les femmes assemblées, muettes et regardant leurs pieds d’un air gêné. Alors, un des hommes sortait du rang et disait : "Pour satisfaire à vos fantaisies, nous avons marché toute une lune, couru mille dangers, battu tout le pays au couchant et seules les limites de la terre ont arrêté notre marche, et nulle part nous n’avons trouvé trace du Bougre. Pourquoi diable nous avoir envoyés au couchant plutôt qu’au levant ? " Une femme s’avançait alors, mais d’un seul pas et sans lever les yeux, et elle disait d’une petite voix misérable : "Misère de nous ! Le Bougre s’est joué de nous ! Comment pouvions-nous penser qu’il se cachait dans le village ? " Et elle éclatait en sanglots en disant "dans le village". À ces mots, les hommes se prenaient la tête entre les mains, regardaient le ciel et hurlaient, crescendo et d’une voix chaque fois plus aigue : "Dans le village ! Dans le village ! Dans le village ! ". S’étant ainsi excités, ils se précipitaient sur les femmes et commençaient à les battre mais sans vraie méchanceté, chacun prenant bien soin de battre non sa femme mais celle d’un voisin, car une des lois d’Hellemmes disait : "Tu ne battras pas la mère de tes enfants".

Très vite, une vieille femme, qui était vraiment trop vieille et trop laide pour que nul ne prît plaisir à la battre, se détachait du groupe et s’adressait aux hommes : “Hommes d’Hellemmes, vous êtes justement courroucés car vos femmes vous ont bien légèrement imposé une quête longue, pénible et sans objet. Mais quelques coups de bâton donnés à tort et à travers vous paieront bien mal de vos peines. Pourquoi ne pas discuter calmement d’un plus juste dédommagement ? ”

À ces mots, les hommes cessaient de battre les femmes, mais pas d’un seul mouvement, pour bien marquer leur peu d’empressement, et ils s’asseyaient l’un après l’autre sur des bancs qui se trouvaient à proximité, mettaient les coudes sur les genoux et les mains sous le menton et quand tous avaient pris la pose, le porte-parole disait avec un air maussade : “Discutons”. Les femmes se retiraient un peu à l’écart, s’asseyaient par terre en signe de contrition et de ferme propos ; au terme d’une assez longue palabre, qui était de pure forme, la vieille se tournait vers les hommes et leur disait : “Voici ce que proposent les femmes d’Hellemmes : pour bien marquer que le jour de votre retour est un jour de fête, toute femme d’Hellemmes, pour peu qu’on ne la batte pas, sera, jusqu’au prochain chant du coq, la femme de tout le monde et la femme de personne.” À cela les hommes répondaient unanimement par une moue de désappointement et celui qui s’exprimait pour eux tous répondait simplement : “Peuh ! ”

Une nouvelle palabre s’engageait derechef entre les femmes, un peu plus longue que la première mais toujours de pure forme, au terme de laquelle, se tournant à nouveau vers les hommes, la vieille disait simplement : “Deux jours et deux nuits.” Et encore une fois les hommes faisaient la moue et leur interprète disait : “Peuh ! ”

Et c’était une troisième palabre encore plus longue et une nouvelle offre de la vieille : “Trois jours et trois nuits”. Cette fois les hommes, sachant que telle était la limite que fixait la tradition, acceptaient la transaction. Pour se débarrasser d’une corvée, ils allaient vite cocher le menhir car c’était le jour de la seconde coche, après quoi il ne restait plus à chacun et à chacune qu’à respecter scrupuleusement un accord dont les termes peuvent nous surprendre mais qui était alors dûment autorisé par l’ancienneté de la coutume. Au soir du troisième jour, on “promenait le Bougre” : tous les Bougres, depuis le Bougre d’un an dont c’était la première apparition en public jusqu’au Bougre retrouvé, tous les Bougres donc, juchés sur des chars traînés par des jeunes filles couronnées de feuillages, faisaient le tour du village et la population leur faisait cortège.

En réalité, cette histoire de Bougre qu’on perd et qu’on retrouve n’était pas si simple qu’on pourrait croire. Primo, le Bougre ne s’était pas caché ; c’étaient les femmes qui l’avaient enfermé dans une cachette connue d’elles seules pour faire croire à sa fuite et avoir un prétexte pour éloigner les hommes. Secundo, le Bougre soi-disant retrouvé qui fermait le cortège était en réalité l’ancien Bougre de treize ans qui, le jour même, avait accédé au rang de Bougre achevé, puisque c’était ce jour-là que les Bougres de tout rang montaient d’un cran dans la hiérarchie pour faire une place au Bougre dernier-né. Tertio, le Bougre que les femmes avaient caché ne s’était pas, à proprement parler, volatilisé ; d’une certaine manière, il était même plus que quiconque présent à la fête, mais c’est une chose difficile à expliquer. Les hommes d’Hellemmes avaient une formule pour éluder la question : “Le Bougre perdu ne se rattrape pas” disaient-ils.

Au point où nous en sommes, il est clair que beaucoup de concours de circonstances étaient bel et bien manigancés par les femmes. Ainsi nous les avons vues discutant à n’en plus finir le nombre de jours que durerait la Fête, mais elles savaient très bien que la Fête durerait trois jours et que ce serait une fête qui leur laisserait peu de temps pour faire la cuisine. À preuve, le monceau de tourtes à la viande qu’elles avaient préparées la veille : il y en avait largement pour rassasier tout le monde pendant trois jours. Curieusement, ces tourtes s’appelaient des bougres (sans majuscule) et des signes cabalistiques étaient tracés sur la pâte et les femmes faisaient très attention à ces signes quand elles se taillaient une tranche.

Dès le chant du coq qui clôturait la dernière nuit de la Fête, les femmes faisaient preuve d’un singulier affairement : s’emparant toutes d’un balai, elles s’employaient avec une extrême vivacité à remettre en bon ordre tout ce que la Fête avait laissé sens dessus dessous et elles ne se gênaient pas pour faire comprendre aux hommes qu’ils faisaient partie du désordre, allongeant perfidement le geste pour leur envoyer des balayures entre les orteils ou un méchant coup de coude dans les côtes quand ils n’étaient pas assez prompts à s’écarter. Ainsi, telles de laborieuses abeilles qui expulsent de la ruche d’inutiles bourdons, elles les refoulaient hors des maisons et ils se retrouvaient bientôt tous réunis sur la place. Alors, à tous les garçons qui avaient dans l’année atteint l’âge de se joindre aux hommes, elles disaient : “Tu es un homme, maintenant, mais tu ne sais rien encore des secrets des landes et des bois. Cours retrouver ton père avant qu’il ne s’en aille et il t’enseignera ce qu’un homme doit savoir.” Et les garçons rejoignaient les hommes et les femmes exhortaient leurs époux en ces termes : “Hommes d’Hellemmes, prenez en charge vos fils. Le moment est venu de leur dévoiler les secrets des landes et des bois. Partez sans attendre, car vous n’aurez sas trop d’une lune pour en faire des hommes et il faut que vous soyez de retour pour cocher le menhir quand la prochaine lune aura atteint sa pleine rotondité.” À ces paroles elles joignaient un geste impératif montrait le levant car c’était du levant que venait la lumière qui dissipe le mystère des landes et des bois.

Ainsi congédiés, les hommes s’ébranlaient avec armes et bagages, en direction du levant. Une fois hors de vue, ils amorçaient un large mouvement tournant qui leur faisait rejoindre la piste encore toute fraiche du couchant, au bout de laquelle les attendaient les loisirs du bord de mer.

Comme prévu, ils rentraient juste à temps pour graver une troisième coche au menhir et cette troisième coche marquait le terme annuel des grands voyages, le retour à la routine : parties de chasse, parties de pêche et, à chaque pleine lune, une coche de plus au menhir. C’est peu après qu’ils avaient gravé la onzième coche que naissait le Bougre de l’année, dont la place était restée vacante depuis l’accession du précédent au degré supérieur. C’étaient les matrones qui, au vu de sa date de naissance, disaient que c’était lui le Bougre et c’était un grand honneur pour sa mère. Il n’y avait pas de dignité équivalente du coté paternel et cela pour deux raisons : la première tirait sa force de l’expérience vécue : pour quiconque savait compter sur ses doigts, le Bougre était trop indubitablement le fruit de la Fête pour qu’il y eût revendication de paternité autre que largement collégiale donc irrecevable. La seconde raison, connue des femmes seules, touchait au domaine surnaturel : les femmes savaient que, de tout temps, le Bougre avait été enfanté par celle qui, un des trois jours de la Fête, avait consommé la seule tranche de bougre qui prédestinait à cet honneur car il y avait, chaque année, beaucoup de tranches marquées du signe cabalistique, mais, parmi elles, une seule recélait un certain esprit possessif, dont rien ne pouvait contrarier la transcendante efficacité. Ainsi, par des voies différentes, pratique et dogme se rejoignaient pour assurer la prééminence des femmes, fondement d’un ordre si solidement garanti qu’il paraissait établi à perpétuité.

Un jour pourtant survint l’imprévu : les Celtes envahirent notre pays. Ils le firent sans mauvaise conscience car l’axiome d’où découlait toute leur philosophie était que la terre appartient à qui sait la conquérir. Partant, le glaive avait préséance sur l’araire et le gouvernement était l’affaire des hommes. C’est dire à quel point les croyances, traditions et coutumes qu’ils trouvèrent chez nous leur parurent barbares et contraires au consensus national. Ils prirent donc toutes les mesures propres à en annuler l’effet. Pour commencer, tous les villages reçurent un chef, responsable sur sa tête de l’ordre public. Et une des premières mesures à l’exécution desquelles eurent à veiller ces nouveaux chefs fut le recensement des Bougres. Puis vint, pour chaque Bougre de quatorze ans ainsi recensé, une convocation pour un stage de trois mois dans une école druidique. Comme par hasard, ces trois mois couvraient la période pendant laquelle on avait, de tout temps, perdu puis retrouvé le Bougre. Quand cette nouvelle parvint dans les villages, les femmes furent comme frappées par la foudre et il leur fallut plusieurs jours pour envisager sous tous leurs aspects les implications de la mesure. Toutes, finalement, aboutirent à la même conviction : le temps du Bougre était fini.

Cependant, parmi les adages auxquels les Celtes se référaient en matière de gouvernement, il y en avait un qui disait : “La Fête, c’est bon pour le moral”. Aussi, peu de temps après cette convocation des Bougres, les autorités enjoignirent aux chefs de village de veiller avec un soin particulier à ce que les Fêtes du Bougre se déroulassent partout avec la même solennité et les mêmes réjouissances que par le passé. La proclamation que les chefs eurent à faire pour en avertir les populations précisait, entre autres : “Les tourtes que les femmes ont coutume de cuire pour ces Fêtes pourront être garnies avec n’importe quelle viande de leur choix”. Après s’être longuement concertées, les femmes d’Hellemmes convinrent qu’elles ne pourraient mieux faire sentir aux hommes leur mécontentement qu’en leur faisant manger, pendant ces trois jours, du bougre d’âne, car, à l’époque, l’âne n’avait pas meilleure réputation côté goût que côté intelligence. Elles convinrent aussi que, pour leur consommation personnelle, elles feraient quelques bougres au miel qui, extérieurement, auraient la même apparence que les bougres, signe cabalistique à part, bien entendu.

Ainsi firent-elles et les autorités eurent la sagesse de fermer les yeux sur ce rien de subversif qu’elles avaient mis dans l’exécution des consignes, si bien qu’on put voir, d’année en année, les mêmes fastes se renouveler aux mêmes dates et selon le même cérémoniel. Mais bientôt plus personne ne sut pourquoi les femmes disaient “Le Bougre s’est enfui”, ni pourquoi cela déclenchait une recherche aux flambeaux. Et, un mois plus tard, quand les femmes disaient “Misère de nous ! ” et que les hommes faisaient mine de les battre et que c’était le signal de trois jours de grand relâchement collectif, on mangeait toujours force bougres pendant ces trois jours, mais avec la conscience de plus en plus vague de manger quelque chose qui tenait du passé une vertu particulière.

L’arrivée des Romains, sur ce point, n’eut que peu d’effet sur la coutume. Les Romains disaient aussi : “Le rite, c’est bon pour le moral” et ils se contentèrent d’enrichir les festivités d’un épisode supplémentaire : dans chaque village, ils firent construire sur la place où, d’ordinaire, se déroulait la Fête et sur les deniers de 1’État une sorte de kiosque à musique, mais quadrangulaire. Pour la Fête, on suspendait aux quatre mâts qui supportaient la toiture un grand rideau rouge qui d’une seule pièce faisait le tour de l’édicule, en masquant complètement l’intérieur. Ce rideau était maintenu dressé par un ingénieux système de cordons, poulies et contrepoids, agencé de telle façon qu’il suffisait de libérer un unique clou pour que le rideau tombe à terre sur toute sa longueur et d’un seul mouvement. Pour cette raison, ce clou s’appelait le Clou de la Fête. Le dernier soir, quand la Fête battait son plein, le plus honorable citoyen de la localité, armé de la tenaille sacrée qui ne servait que pour la circonstance, détachait le clou et le rideau tombait et toute l’assistance était clouée sur place de surprise et d’admiration, en sorte que le clou méritait doublement son nom de Clou de la Fête : sur l’estrade soudain ouverte à la vue, de jeunes personnes, très bien faites et vêtues seulement de voiles transparents, exécutaient une danse hiératique rythmée par le chant d’une sorte de psaume dont tous les versets se terminaient par : Gloire et longue vie au Divin César. Après quoi elles descendaient de l’estrade et se mêlaient aux danses profanes qui reprenaient de plus belle.

Nous ne savons pas jusqu’à quelle date furent régulièrement célébrées ces fêtes si bien ordonnées, ni dans quelles circonstances elles prirent fin. Sur cette question comme sur beaucoup d’autres, les âges barbares ont déposé la crasse d’une épaisse ignorance qui réduit trop souvent l’historien à remuer des conjectures. Néanmoins la Fête survécut, puisque nous la voyons réapparaître dans les Actes d’un Concile Provincial dont une des Recommandations fut ainsi rédigée : bougre d’âne ne mangeras qu’une année sur deux seulement. Cette Recommandation qui n’a pas assez retenu l’attention des commentateurs est pourtant tout à fait révélatrice des préoccupations du Concile, réuni pour mettre un terme à la querelle qui opposait alors, et depuis fort longtemps, les partisans de l’eradicatio aux tenants de la discriminatio.

De quoi s’agissait-il ? Les Fêtes du Bougre, nous l’avons vu, étaient, par bien des côtés, des fêtes pas très catholiques et elles avaient posé, elles et d’autres qui leur ressemblaient, beaucoup de problèmes aux saints évêques et aux saints abbés qui avaient reçu la lourde mission de guider sur le chemin du Ciel des ouailles souvent rétives. Tous ces saints personnages étaient animés de la même foi qui soulève les montagnes et Dieu sait s’ils faisaient des miracles et combien extraordinaires allant, lorsqu’ils étaient martyrisés par décapitation, jusqu’à franchir des lieues et des lieues avec leur tête sous le bras pour la déposer là où ils voulaient qu’on honorât leurs reliques. Cela bien mis à leur actif, ils n’en avaient pas moins chacun son caractère et, selon son caractère, chacun mettait plus ou moins en avant tel ou tel précepte de l’Écriture. Confrontés aux problèmes posés par les fêtes qui survivaient des temps anciens, certains étaient surtout attentifs à la règle : si ton œil est pour toi une occasion de scandale, arrache le. C’étaient les partisans de l’eradicatio. D’autres étaient plus sensibles au conseil du Maître : laissez croître ensemble le bon grain et l’ivraie ; nous les séparerons au moment de la moisson. Ceux-là étaient les tenants de la discriminatio.

Dans leur sagesse, les pères du Concile, plutôt que de donner en bloc raison aux uns ou aux autres, examinèrent chaque fête cas par cas en sorte qu’il n’y eût ni vainqueurs ni vaincus. En ce qui concernait la fête du Bougre, l’existence de deux sortes de bougres plaidait en faveur de la dichotomie et le seul problème fut de savoir lequel serait adopté par la liturgie et lequel abandonné à son sort profane. La réponse fut trouvée dans deux versets de l’Écriture : mieux vaut un morceau de pain sec avec la paix qu’une maison pleine de viande avec des querelles.

Il fut donc décidé que, les années paires, on ferait le bougre au miel et, les années impaires, le bougre d’âne. Les années paires, on honorerait spécialement saint Martin dont la fête coïncidait, en partageant le bougre : dans toutes les familles un peu à l’aise, le maître de maison partagerait le bougre en deux moitiés, comme Martin avait fait de son manteau et la maîtresse porterait une moitié à une pauvresse du voisinage qui remercierait en récitant les deux versets de l’Écriture et cette action de grâces serait une véritable bénédiction sur la maison des donateurs. Ainsi y aurait-il, cette année-là, provende sans dépense pour le pauvre et, pour le riche, assurance de prospérité à très petits frais. Bien entendu, il n’y aurait rien de semblable les années impaires, l’Église n’ayant plus à se soucier du bougre de ces années-là.

Cette biennalité du bougre devait être, beaucoup plus tard, la source d’un drame dont la tradition hellemmoise conserve le souvenir sous le nom d’Affaire du bougre. Ce drame survint à une époque où Hellemmes avait pris suffisamment d’importance pour qu’aient pu s’y installer et y prospérer une boulangerie-pâtisserie et une charcuterie. Assez vite, les tenanciers de ces établissements avaient compris qu’il y avait un profit à tirer de la fête du bougre : le boulanger se mit donc à faire des bougres au miel les années paires et le charcutier des bougres d’âne les années impaires. Le résultat fut qu’on perdit l’habitude de faire le bougre à la maison et aussi que le souci de respecter la biennalité du bougre ne fut plus une responsabilité familiale mais une responsabilité corporative. Une année, le bougre était en vente chez le boulanger et il était au miel ; une année, on le trouvait chez le charcutier et il était d’âne.

L’Affaire donc débuta avec la mort en couches de la charcutière qui laissa le veuf à la tête de deux jeunes servantes qui, dès qu’elles n’eurent plus de patronne pour les tenir en lisière, se comportèrent comme deux intrigantes qu’elles étaient, intriguant à qui mieux mieux pour se faire épouser. Ce fut, comme il est naturel, la plus intrigante des deux qui y parvint ; dès lors, il ne lui fallut que quelques nuits pour persuader à son époux que celle qui était restée sur le tapis était surnuméraire. Cette dernière fut donc congédiée, mais avec préavis et sans drame : quand on tient commerce au village, on ne se fâche pas avec les gens.

D’ailleurs, cette fille ne resta pas longtemps sans emploi car, à peu de temps de là, la boulangère mourut en couches à son tour, 1aissant son mari avec un nouveau-né sur les bras. Comme il avait peu de temps pour se retourner, le jour où il enleva de sa porte la pancarte : Fermé pour cause de décès, il accrocha avec le même clou une pancarte : On cherche une servante. Et la première qui se présenta fut la fille en question qui fut embauchée sur le champ et qui, aussi vite, se mit à intriguer pour se faire épouser et qui y parvint. Or, sans qu’elle en eût rien laissé paraître au moment des faits, elle gardait à son ancienne compagne un chien de sa chienne et sa nouvelle position lui inspira un plan en plusieurs coups, qu’elle réalisa point par point.

À Hellemmes comme en beaucoup d’endroits, les femmes commençaient leur journée en faisant leur ménage, après quoi elles se pomponnaient et, après seulement, elles sortaient faire leurs achats. Le boulanger et le charcutier ouvraient donc leur boutique sur le coup de dix heures. Rompant avec cette habitude, le premier jour où elle fut patronne, la nouvelle boulangère leva le rideau dès huit heures, après avoir caché six pains sous le comptoir. Les clientes, ce jour-là, ne mirent pas le nez dehors plus tôt qu’à l’ordinaire, mais les six qui vinrent en dernier durent, faute de pain, acheter de la brioche. Le soir venu, ayant fermé boutique, la boulangère ressortit les six pains, qu’elle montra à son mari en disant : “Les gens mangent de moins en moins de pain ; il faudra désormais faire moins de pains et plus de brioches.” Et le boulanger fit, le lendemain, douze pains en moins et six brioches en plus. Ce jour-là, la boulangère vendit la fournée plus les six pains qui restaient de la veille et, comme la veille, les six clientes les moins matinales durent remplacer le pain par la brioche, et la boulangère leur expliqua qu’il était de plus en plus difficile de faire juste, parce que les gens mangeaient de plus en plus de pain. Le soir, elle dit à son mari qu’elle avait eu du pain pour tout le monde, et le boulanger s’en tint désormais à des fournées réduites de six pains. Le résultat fut que les clientes prirent le pli de venir au pain de plus en plus tôt pour ne pas être les dernières, et cela les obligeait à sortir deux fois dans la matinée, parce que le charcutier, lui, n’avait rien changé à ses habitudes.

Or cela se passait une année impaire, autrement dit une année de bougre d’âne. À l’approche de la Saint-Martin, la boulangère persuada à son mari de faire, en grand secret, une pleine fournée de bougres au miel. Le reste est facile à imaginer : le matin de la Saint-Martin, entre huit et dix heures, toutes les femmes d’Hellemmes, voyant des bougres au miel à la boulangerie, achetèrent des bougres sans se poser de questions. Quand elles allèrent, un peu plus tard, chez le charcutier, elles virent avec surprise que ses rayons étaient garnis de bougres d’âne, mais n’en achetèrent pas, puisqu’il était interdit de manger la même année les deux sortes de bougres. Le charcutier ne vendit pas un bougre et but un bouillon mémorable. Sur le conseil de sa femme, il ne laissa rien paraître de sa fureur, attendit la nuit pour porter ses bougres à la décharge et, la première fois que la boulangère vint dans sa boutique, il l’accueillit avec le sourire commercial habituel, mais en se disant bien qu’elle ne perdait rien pour attendre. Tel fut le prologue de l’Affaire.

L’année suivante, le boulanger fit les bougres au miel qui étaient de tradition cette année-là, la charcutière lui en acheta un comme tout le monde et il ne se passa rien de spécial. On aurait pu croire que tout était oublié.

L’année d’après, quand, la veille de Saint-Martin, sur le coup de dix heures, la boulangère vint acheter ses côtelettes, la charcutière lui demanda fort poliment si elle pouvait passer dans l’arrière-boutique, pour prendre une grosse commande de pâtisserie dont son mari avait dressé la liste et la malheureuse y reçut un coup de masse derrière la tête qui l’étendit raide et le charcutier le transporta dans son laboratoire, la saigna, la dépeça, la débita en petits cubes qu’il mit à mariner dans de l’huile et du vin blanc relevé d’aromates, comme il aurait fait de cubes d’âne et il jeta les os parmi d’autres, dans une grande manne et il mit quelques os de cochon par-dessus.

Au moment où cela se passait, le boulanger dormait, comme tous les matins. Il fut bientôt réveillé par les appels d’une cliente d’autant plus pressée qu’elle était retardataire et qui s’étonnait de ne pas voir rappliquer la patronne. Il alla aux nouvelles à la charcuterie où on lui dit que sa femme était bien passée pour acheter des côtelettes mais qu’elle était ressortie depuis longtemps. Le boulanger rentra précipitamment chez lui, trouva une voisine qui accepta de tenir le magasin en son absence et se mit en quête de sa femme mais nulle part on ne sut lui indiquer une piste. L’après-midi était déjà bien avancé et il ne savait vraiment plus à quel saint se vouer lorsqu’il tomba sur un archer qui le conduisit à un sergent qui jugea l’affaire suffisamment sérieuse pour justifier, sans attendre, le déclenchement d’une enquête. Réquisitionnant l’archer qu’il avait sous la main et suivi du malheureux époux, il se rendit d’abord, suivant la règle, là où la piste se perdait, donc à la charcuterie. Tous trois trouvèrent le patron et la patronne très occupés à défourner les bougres et leur témoignage, qui confirmait leurs premiers dires, fut recueilli dans des effluves de viande encore grésillante, de pâte cuite et d’aromates chauds que répandaient généreusement, au sortir du four, les bougres dorés et rebondis par la cuisson. Dans cette ambiance, une audition de témoins avait quelque chose d’incongru dont le sergent s’excusa : une enquête de police était une enquête de police et la première règle était de recueillir à chaud les témoignages. Sur ce, il prit congé et partit rédiger son procès-verbal.

Or, à l’époque, prospérait à Hellemmes un moulin à os où l’on broyait les os de boucherie pour en extraire de la colle. Le soir du drame, le commis du meunier, rentrant avec son tombereau de prendre une livraison chez un marchand d’os, s’arrêta, comme il en avait l’habitude, devant la charcuterie, pour vider, en passant, la manne du charcutier. Cette manne était dans le jardin, à cause de l’odeur, et il y avait, à côté du magasin, une petite porte qui donnait accès au jardin sans qu’on eût à traverser la boutique ni le laboratoire. Passant par là comme de coutume, le commis alla prendre la manne, se la chargea sur l’épaule droite, la déchargea dans le tombereau, d’un geste ample la balança par dessus le portail et se baissa pour ramasser quelques os qui avaient débordé du chargement quand il avait vidé la manne. Ce commis était un homme fruste, avec très peu d’instruction et très peu de conversation, mais une longue pratique lui avait appris ce qu’est un os de boucherie et les os qu’il ramassa lui parurent peu conformes. Sans en rien dire sur son chemin, il mena le chargement au moulin et, avant de décharger, demanda à son patron de jeter un coup d’œil sur ces os qui lui paraissaient un peu hérétiques. Le meunier, voyant ces os, fut du même avis et, comme la nouvelle de la disparition de la boulangère lui était déjà parvenue, il fit le rapprochement, demanda au commis de faire un tri rapide des os litigieux et partit prévenir la police. Quand il revint, accompagné du sergent et de deux archers, le commis avait bien travaillé : avec ce qu’il avait mis de côté, il était déjà possible de reconstituer un squelette humain fort convenable. En plus, il pouvait dire d’où venaient les os, et il le dit.

Sans perdre un instant, les représentants de l’ordre rentrèrent au village et s’approchèrent sans bruit de la charcuterie. La nuit était tombée et nulle lumière ne filtrait de la boutique. Laissant ses hommes aux issues, le sergent voulut entrer mais la porte était verrouillée. Verrouillé aussi le portillon du jardin. Voyant cela, il alluma une torche, prit un peu de recul et lut la sommation règlementaire. Pour toute réponse, on entendit une porte claquer à l’intérieur puis, presqu’aussitôt, le fracas d’un meuble qui s’effondre. Sur un geste du sergent, les archers enfoncèrent la porte du magasin où on ne trouva personne puis la porte du laboratoire qui était aussi fermée à double tour. Derrière cette porte, on découvrit le charcutier et sa femme, pendus chacun à une corde nouée aux crochets à suspendre les porcs. Le billot qu’ils avaient poussé du talon pour faire le saut n’avait pas fini d’osciller, pieds en l’air, sur le carreau, et les deux pendus se balançaient encore. Le sergent ordonna qu’on les laissât se balancer, posta ses hommes aux portes avec consigne de ne laisser entrer personne et d’attendre la relève. Lui même voyant que les gens, alertés par le bruit, arrivaient de toutes parts improvisa une courte déclaration : “Le charcutier et sa femme, dit-il simplement, se sont détruits après avoir fait disparaître la femme du boulanger. Il n’y a rien à voir. Rentrez chez vous et demain on vous en dira plus long”.

Le curé s’était approché, non par curiosité mais pour le cas où il y aurait eu des absolutions à distribuer. Le sergent l’entraîna un peu à l’écart et, lui ayant fourni à voix basse quelques précisions, le remercia de bien vouloir prévenir le boulanger qui, déjà occupé à sa fournée, ne s’était pas dérangé.

Le jour suivant, un colloque réunit le curé, les représentants du magistrat et le fossoyeur : il n’y avait aucun précédent à des obsèques subséquentes à un meurtre aussi extraordinaire. Après avoir bien retourné la question dans tous les sens, on convint que, le soir même, le curé, accompagné seulement du veuf, procéderait à une simple bénédiction des bougres, dont le fossoyeur prendrait aussitôt livraison pour les conduire sans cortège au cimetière. Le surlendemain, on procéderait au moulin à la mise en bière des restes osseux de la victime qui, de là, seraient transférés à l’église où serait célébré un service funèbre suivi d’inhumation dans le strict respect du cérémonial.

Là-dessus, un membre du conseil fit remarquer que c’était le moment où jamais de s’interroger sur la biennalité du bougre sans laquelle un crime aussi hors du commun n’aurait pu être perpétré. Pour sa part, il était d’avis qu’il fallait battre le fer pendant qu’il était chaud, autrement dit réformer la coutume avec la même promptitude qu’on met à reconstruire un pont qui vient de s’effondrer en tuant quelques malheureux. Il y avait dans cette image une force qui emporta l’adhésion. Le curé accepta de proclamer la réforme au prône du prochain dimanche, étant bien entendu qu’on abolissait la règle de biennalité mais non l’interdiction à chacun de consommer les deux bougres la même année.

Les funérailles se déroulèrent comme il avait été prévu et sans incident notable. On fut seulement surpris du petit nombre des femmes qui suivirent le convoi mais, renseignement pris, les absentes souffraient toutes de troubles de santé consécutifs à la frayeur d’avoir été à deux doigts de manger une congénère. Selon les complexions, cela avait donné des zonas, des urticaires qui devaient tout à l’imagination, des nausées, des vomissements, des coliques rétrospectives parfois accompagnées de sueurs froides.

Dès le lendemain, le veuf remit à sa devanture la pancarte On cherche une servante qu’il avait conservée à toutes fins utiles et le surlendemain il s’en présenta une qu’il embaucha sur le champ et qu’il épousa aussitôt écoulé le délai de rigueur. Celle-là, une fois devenue maîtresse de maison, lui persuada que le préjudice subi avec la mort de sa précédente épouse lui donnait des droits sur les biens des deux meurtriers, qui étaient grands. Or le fisc, considérant ces biens comme res nullius, se les était immédiatement appropriés. Il s’ensuivit un procès devant le tribunal administratif qui débouta le plaignant. Le motif invoqué était qu’ayant dans l’entrefaite retrouvé une femme plus jeune et plus accorte, il n’avait pas perdu au change et qu’il n’y avait pas lieu de réparer un préjudice qui était nul. On ne discuta pas beaucoup à Hellemmes sur cet unique attendu. Certes, on n’y aimait pas plus qu’ailleurs le fisc à qui le tribunal donnait raison mais cette histoire n’avait que trop duré et trop porté tort à la réputation du village et de ses habitants. De l’avis général, les Hellemmois s’étaient plus qu’assez donnés en spectacle. Il était temps de baisser le rideau et cet attendu contestable fut accepté comme un fort acceptable point final.

Les choses, dès lors, reprirent un cours plus uni et plus paisible. La dernière réforme du bougre, en mettant chaque année en concurrence les deux professions intéressées, s’avéra bénéfique pour le consommateur. Non seulement les prix du bougre baissèrent, mais on les fit meilleurs et plus gros. Sans doute faut-il aussi mettre au compte d’une saine émulation commerciale la substitution de viandes nobles à la viande d’âne, le remplacement du miel qui était coûteux par le sucre quand le sucre fut inventé et encore l’invention du petit cœur caché dans la farce, invention hellemmoise à n’en pas douter mais que les pâtissiers de partout adoptèrent vite pour donner un attrait supplémentaire à leurs galettes des Rois.

La coquille d’après Simons


Article mis à jour le 3 novembre 2019