Le site de Madeleine et Pascal
Les histoires d’Hellemmes

Christine

28 octobre 2019, par Raymond Vanbrugghe

À la fin du siècle dernier, il y avait à Hellemmes un sacristain un peu simplet, que tout le monde appelait Christin, à cause de sa profession. L’abbé Doucet, curé d’Hellemmes à l’époque, profitant de sa simplicité d’esprit le payait fort peu et, comme Christin était très prolifique, sa femme, entre deux accouchements, faisait des journées chez les gens pour aider à l’entretien de leur progéniture. La malheureuse, que tout le monde appelait Christine à cause de la profession de son mari, s’usa tant à ce régime qu’une belle fois elle mourut en couches et Christin se retrouva sans femme avec un nouveau-né sur les bras.

Sachant que Christin n’était pas homme de décision, le curé prit les choses en mains, mais pas à la façon d’un sentimental ou d’un impulsif : il le fit par devoir, à la suite d’une longue méditation devant l’autel, qui l’amena à se reconnaître un peu coupable de ce qui était arrivé ; s’il avait été plus large avec son sacristain, la pauvre Christine ne se serait pas éreintée au point de ne plus avoir assez de vie pour supporter un accouchement. Puisqu’il ne pouvait plus rien pour la morte, sinon prier pour le repos de son âme, il lui fallait, avec le secours de Dieu, trouver le moyen de la remplacer auprès de sa marmaille et il implora tour à tour le Père, le Fils et le Saint-Esprit de lui suggérer ce moyen.

Il en était au Saint-Esprit qu’il sollicitait avec une particulière insistance comme le plus apte à régler une affaire de ce genre, qui demandait de l’imagination, lorsqu’il entendit derrière lui un craquement qui semblait venir du confessionnal. Il se retourna ; il n’y avait personne dans l’église, pas plus à proximité du confessionnal qu’ailleurs. Il alla néanmoins jusqu’au confessionnal, souleva, de chaque côté, le rideau du pénitent : personne sur les agenouilloirs. Personne non plus sur le siège du confesseur. Il se persuada que le bruit venait du bois qui avait joué et regagna son prie-Dieu devant l’autel. À peine y était-il que le bruit se fit entendre à nouveau ; il retourna au confessionnal, procéda aux mêmes vérifications, avec le même résultat, et retourna s’agenouiller à sa place. Il y était à peine que déjà le même bruit se reproduisit et, cette fois enfin, il comprit que ce bruit était surnaturel et, en même temps, le sens de ce signe lui apparut dans une soudaine et lumineuse clarté.

Le dimanche qui suivit, il annonça donc en chaire que, jusqu’à nouvel avis, il n’y aurait plus de Pater et d’Ave à la clé des absolutions, mais, pour les femmes, des heures de ménage à faire chez Christin et, pour les hommes, une petite contribution financière à l’entretien de son modeste train de maison. Pour sauvegarder le secret des confessions, le prix du pardon, qu’il fût d’une lourde faute ou d’une peccadille, dépendrait uniquement des facultés contributives de chacun et de chacune. Ainsi un pauvre locataire serait moins imposé qu’un riche propriétaire et une fille de fabrique serait astreinte à moins d’heures qu’une demoiselle de bonne famille.

Il y eut bien quelques toussotements dans l’assistance mais beaucoup avalèrent simplement leur salive. L’abbé Doucet, qui avait été aumônier chez les zouaves, avait depuis longtemps accoutumé son monde à une discipline toute militaire : la vie était un combat, le peuple de Dieu était assiégé par les forces du mal et à la guerre comme à la guerre. Le système se mit donc à fonctionner et de façon, somme toute, satisfaisante. L’assiduité au tribunal de la pénitence baissa bien d’un cran mais seulement chez les tièdes et ce n’était pas une catastrophe.

De son côté, Christin voyait sans déplaisir chaque jour des têtes nouvelles dans sa maison et il se trouvait si bien de ce régime non matrimonial qu’il n’éprouvait aucun besoin d’en changer. Il devenait, semaine après semaine, plus improbable qu’il bougeât un jour le petit doigt pour chercher une nouvelle épouse et de cela aussi le curé devait se charger. Il ne manquait donc pas une occasion de signaler à ses confrères et de leur rappeler qu’il était à la recherche d’une femme pour son sacristain, précisant bien chaque fois que, pour telles et telles raisons, il ne pouvait pas se montrer difficile. Mais les confrères n’avaient personne en vue, promettaient d’y penser et de lui faire signe quand ils auraient une candidate et ça n’allait jamais plus loin. Plus le temps passait, plus l’abbé Doucet insistait sur le fait qu’il ne se montrerait pas difficile, mais rien n’y faisait.

On arriva ainsi à six mois du décès sans voir les choses avancer d’un pouce. Un soir, le curé, agenouillé devant l’autel, prenait Dieu à témoin de cette difficulté, qui devenait plus pressante avec chaque jour qui passait, lorsque, très éprouvé qu’il était par les heures d’insomnie qui avaient miné ses dernières nuits, il sombra un instant dans le sommeil. Il en fut sorti presque aussitôt par un bruit qui semblait venir du confessionnal. Se retournant il vit qu’une femme était assise sur une des chaises où d’ordinaire, les pénitents attendaient leur tour. Ce n’était pas l’heure des confessions, mais il s’approcha néanmoins de cette femme qu’il ne pouvait pas reconnaître de loin dans la pénombre et, quand il fut près d’elle, il ne put retenir un cri : « Christine ? »

« Ben oui » répondit Christine.

Certes, le curé croyait aux miracles. Mais une résurrection ! Il ferma les yeux, comme pour chasser une hallucination, les rouvrit : Christine était toujours là et elle le regardait d’un air surpris. « Puis-je vous serrer la main ? » demanda-t-il. Christine se leva de son prie-Dieu et lui tendit la main, une main ordinaire, la main qu’il lui connaissait, qui serrait la sienne avec vigueur et détermination, comme elle aurait serré une serpillière, comme elle avait toujours fait.

L’abbé Doucet n’avait jamais imaginé qu’il se trouverait un jour en présence d’une ressuscitée et il n’avait aucune idée du comportement à adopter en pareille situation. « Rendons grâce à Dieu » dit-il pour se donner le temps de la réflexion et, s’agenouillant, il sembla s’abîmer en prières, les yeux clos et la tête dans les mains. Christine, pour bien faire, prit la même posture et ils restèrent ainsi un long moment, lui à réfléchir, elle à attendre. Puis il se leva et se mit à arpenter à grandes enjambées l’allée de la nef centrale. Elle, de son côté, fatiguée de suivre du coin de l’œil ses allers et retours, s’assit pour, très vite, s’endormir.

L’abbé Doucet martelait les dalles comme pour ponctuer une admonestation qu’il se faisait à lui-même : « Tu ne vas tout-de-même pas te plaindre d’avoir une ressuscitée sur les bras !... Avise, mon garçon, avise. Tu es sur le terrain, la femme de ton sacristain ressuscite, qu’est-ce que tu fais ? » Obsédé par cette question à laquelle il ne trouvait pas de réponse, il en oublia une fois de faire demi-tour au banc de communion, monta machinalement jusqu’à l’autel, s’y appuya des deux mains et resta là un moment, le corps penché en avant, pour voir si l’immobilité l’inspirerait plus que le mouvement. Son regard qui allait de droite et de gauche s’arrêta sur l’évangéliaire qui lui donna une idée. Il s’approcha du saint livre avec vivacité, tourna quelques pages, trouva celle qui relatait la découverte du tombeau vide par les Saintes Femmes et lut lentement et à haute voix, pour bien se pénétrer du message : « Ils coururent porter la nouvelle aux disciples. » Ainsi, elles n’avaient pas tergiversé, elles avaient couru. Il courut au clocher, mit en branle les cloches l’une après l’autre, tirant sur les cordes à en perdre le souffle, sans méthode, au petit bonheur, parce que ça n’était pas son métier, seulement soucieux de tirer sur les cordes avec la dernière énergie.

Alertés par cette sonnerie qui ne ressemblait à rien, les gens sortaient sur le pas de leur porte et s’interrogeaient de maison à maison. Ceux qui avaient des gamins à portée de voix les expédiaient en éclaireurs et les gamins, les uns après les autres, revenaient en courant non sans semer la nouvelle au passage : « Christine est ressuscitée ». Et les femmes mettaient vite un fichu pour aller voir. Et les hommes une casquette. Et les invalides pestaient d’être invalides comme jamais ils n’avaient fait. Et même ceux qui avaient juré de n’entrer à l’église que les pieds devant oubliaient leur serment. Folle nuit, qui vit tout Hellemmes bourdonner comme une ruche en alerte, des gens brouillés à mort commenter ensemble le miracle, des Enfants de Marie renseigner des filles-mères et des zélatrices de la Ligue Féminine informer sans acrimonie des libres penseurs avérés et militants.

À l’église, le curé, assailli de questions, ne pouvait que répéter à chacun et à chacune les circonstances qui étaient fort simples et ajouter qu’il fallait rendre grâce au Seigneur et qu’Hellemmes resterait célèbre à jamais pour ce miracle. Quant à Christine que ni le tintamarre des cloches ni le brouhaha de la foule qui s’y ajoutait maintenant n’avaient réveillée, toujours assise sur sa chaise, elle dormait mais ses bonnes couleurs et le mouvement paisible de sa respiration attestaient qu’elle était en parfaite santé. On ne s’inquiétait donc pas de ce sommeil qui se prolongeait et ceux qui voulaient y trouver une explication disaient simplement : « Elle revient de loin ».

Christin, arrivé le premier parce qu’il habitait juste à côté, avait été happé au passage par le curé qui lui avait dit : « Prends ma place et continue de sonner : ta femme est là, elle est ressuscitée ». Et depuis il tirait sur les cordes avec une vigueur qui était à la mesure de sa stupeur. Et les gens, en sortant, faute de pouvoir lui serrer la main, le félicitaient de quelques mots : « Eh bien, Christin, qu’est-ce qui t’arrive ! » Trop essoufflé pour répondre une parole, il remerciait de l’attention par un hochement de tête et un battement des paupières et on ne pouvait savoir s’il était content ou non de ce qui lui arrivait. Content ? Oui, bien sûr il était content, mais en même temps terriblement accablé sous le poids de sa perplexité. « Voilà une chose, pensait-il, qui n’arrive qu’à moi. Les gens ne se rendent pas compte ; qu’ils se mettent un peu à ma place. » Et il se demandait surtout, oui, alors là, il se demandait comment un mari peut bien se comporter avec sa femme ressuscitée. Et la seule pensée qui le réconfortait un peu était l’espoir que le curé, lui, saurait lui dire comment un mari doit se comporter avec se femme ressuscitée.

Cependant, profitant d’un beau clair de lune, les plus ingambes, au sortir de l’église, faisaient un détour par le cimetière et c’était pour constater que la pierre tombale avait été basculée et qu’au fond du caveau la bière était ouverte et vide. Certains, revenant de là, faisaient encore un dernier crochet par l’église, histoire de voir si, entre-temps, Christine ne s’était pas réveillée et ils en profitaient pour faire au curé le compte-rendu de ce qu’ils avaient vu touchant la sépulture. Le prêtre, lui, commençait à trouver que l’effervescence avait assez duré : un événement où la religion était aussi impliquée demandait des commentaires soigneusement pesés, officiels et autorisés, avant ces bavardages populaires qui pouvaient, ici ou là, friser l’inconvenance, voire l’hérésie, et il se demandait comment interrompre cette fête insuffisamment contrôlée. Il aurait béni le ciel si un bel orage avait soudain forcé les gens à mettre les bouts mais il n’y avait aucun espoir de ce côté : la lune brillerait jusqu’au lever du jour. Il lui revenait donc, encore une fois, de prendre l’initiative, et il pensa que le mieux serait de faire, en chaire, une très courte homélie sur le thème : le Seigneur vient de nous donner une preuve éclatante de sa bonté et maintenant il nous regarde pour voir quel effet ça nous fait. Seuls le silence, le recueillement et la prière sont les dignes réponses à un bienfait aussi extraordinaire. Et il conclurait par l’annonce de la fermeture des portes et par la convocation des fidèles à une veillée de prière qui aurait lieu le lendemain soir.

Pour ce faire, il ordonna à Christin d’arrêter de sonner. Christin était maître dans l’art de faire taire les cloches, par d’adroits tiraillements à contretemps qui rompaient le rythme de leur balancement. Leur silence fut donc soudain et la soudaineté de ce silence succédant au vacarme eut l’effet inattendu de réveiller Christine. Avec l’esprit d’à-propos qui était son fort, le curé, sans un mot, la fit lever de sa chaise, lui prit le bras avec autorité et, se frayant un chemin parmi la foule interdite, la conduisit jusque chez elle, la fit entrer en interdisant à quiconque de la suivre, sauf à Christin, bien entendu, puis il referma la porte sur le couple et, renonçant à l’homélie, annonça du seuil la veillée de prière du lendemain soir.

Rentré au presbytère, il ne se coucha pas aussi vite, mais entreprit de rédiger la relation écrite des événements. Certes, dès le lendemain il se rendrait à l’archevêché pour faire un rapport oral, mais le rédiger par écrit lui mettrait de l’ordre dans les idées et il en avait bien besoin. Cela fait, il acheva sa soirée par la lecture du bréviaire où il trouva l’apaisement avant-coureur d’un sommeil bien mérité.

Le lendemain, aussitôt célébrée la messe basse qui était au programme, il se rendit à Lille où il prit le train pour Cambrai. Arrivé au palais archiépiscopal, il fit part au chanoine de service de son souhait d’être reçu par Son Excellence pour lui faire le récit d’une résurrection qui avait eu lieu la veille dans sa paroisse. Le chanoine s’éclipsa un moment puis revint. Son Excellence l’Archevêque étant surchargé de travail, il serait reçu par le Grand Vicaire, si toutefois il voulait bien attendre une heure ou deux car le Grand Vicaire, lui aussi, était surchargé de travail. Il lui fallut donc se morfondre dans une antichambre où il dut prendre son tour comme s’il était venu traiter une affaire banale et où il ne trouva pour passer le temps que les derniers fascicules des Nouvelles Diocésaines.

Quand enfin il fut introduit, il put faire son rapport de A à Z sans voir à aucun moment son interlocuteur marquer sa surprise par une parole, un geste, ou même une expression du visage. Quand donc il eut fini, le Grand Vicaire, qui ne l’avait pas quitté des yeux un seul instant, hocha la tête un long moment, tapota son bureau de la pointe d’un crayon qu’il avait tout le temps gardé à la main sans jamais s’en servir, porta le corps en arrière jusqu’au dossier de son fauteuil et fit son commentaire sur le mode anodin qu’un autre aurait utilisé pour énoncer les raisons de son choix entre deux préparations culinaires d’égal mérite.

Premier point : il était heureux qu’un prodige aussi extraordinaire fût survenu précisément dans une paroisse tenue par un homme de grande autorité, de grande expérience et, de surcroît, ancien militaire car la situation qui allait en résulter demandait à être dominée avec la détermination, la discipline et le calme des vieilles troupes.

Second point : il était capital de ne pas prononcer une parole ni prendre une attitude qui engageât l’Église tant que les Autorités religieuses n’auraient pas fait connaître officiellement les conclusions d’une Commission d’Enquête qui serait constituée sans tarder mais qui serait certainement longue à statuer.

Troisième point : il était urgent de faire tomber la fièvre bien naturelle qui s’était emparée de la population et il comptait sur le Curé pour trouver les remèdes appropriés.

Dernier point : en ce qui concernait le ménage du sacristain, d’après la description qui venait d’en être faite, il imaginait l’homme et la femme comme des gens naturellement modestes qui ne chercheraient pas à se pousser du col si on ne les y encourageait. Dans un premier temps, il suffirait donc de veiller à ce qu’ils aient l’un et l’autre une charge de travail suffisante pour les tenir à l’abri de l’oisiveté et des bavardages et les persuader que, rien n’étant changé dans leurs habitudes, rien d’extraordinaire ne leur était arrivé. Si, par malchance, ils réagissaient différemment, il serait toujours temps de trouver pour Christin une place de sacristain dans une campagne éloignée où Christine et ses enfants jouiraient avec lui du calme et du bon air.

Quand le Grand Vicaire eut terminé par un « Sommes-nous bien d’accord ? » ponctué d’un sourire engageant, l’abbé Doucet, qui n’était pas homme à se laisser mener en bateau, même par un Grand Vicaire, lui répondit fort courtoisement qu’il était très honoré par la confiance qu’on voulait bien lui témoigner mais qu’il se sentait incapable de faire admettre qu’il ne s’était peut-être rien passé à des gens qui avaient vu Christine reposer exsangue dans un cercueil six mois plus têt et qui l’avaient revue bien vivante la veille. En conséquence, il demandait respectueusement à être déchargé de sa cure et à être affecté ailleurs, peu importait où et à quoi, pourvu que ce fût le plus vite possible et le plus loin possible d’Hellemmes.

Le Grand Vicaire se garda bien de rétorquer du tac au tac : il connaissait trop la fermeté de caractère de l’abbé Doucet pour espérer lui faire abandonner sans combat une position sur laquelle il s’était si résolument retranché. D’un autre côté, changer le curé d’une paroisse en pleine effervescence n’était pas sans danger ; l’abbé était, il le savait, fort apprécié de ses paroissiens. Avec les Hellemmois qui étaient connus pour avoir la tête assez prés du bonnet, l’arrivée d’un remplaçant dans des conditions aussi critiques pouvait faire fiasco, conduire à une fronde sourde des œuvres paroissiales, voire à une grève de l’assistance aux offices qui était l’arme absolue contre un curé et une arme facile à manier à Hellemmes où les églises toutes proches des villages circonvoisins offraient aux paroissiens une grande liberté de manœuvre.

Il déclara donc qu’il n’avait pas qualité pour recevoir une démission et qu’il en référerait à Son Excellence. L’abbé suggéra qu’il pourrait peut-être, puisqu’il était sur place, présenter lui-même et tout de suite sa démission à Monseigneur mais le Grand Vicaire (qui tenait à s’entretenir d’abord avec Son Excellence) lui dit que c’était malheureusement tout à fait impossible mais qu’il ferait tout ce qu’il pourrait pour que la décision intervienne rapidement. En attendant, il comptait bien que l’abbé Doucet, à partir du moment où il se déclarait démissionnaire, se garderait d’anticiper, par paroles ou attitudes, sur les positions que pourrait avoir à prendre son successeur ainsi que sur les conclusions qu’aurait à formuler la Commission d’Enquête. Conscient de ce que cela découlait logiquement de son offre de démission, l’abbé promit de borner son activité à la célébration des messes basses quotidiennes et des offices funèbres plus, bien entendu, l’administration des sacrements. Il lui fallut aussi, pour finir, s’engager à ne déclarer sa démission qu’après en avoir reçu l’acceptation officielle.

Rentré à Hellemmes, il fut rejoint à la porte de la cure par Christin qui avait guetté son retour et qui lui posa, tout à trac, la question qui le tracassait sur le comportement qu’il devait avoir avec sa femme. Baissant la tête et d’une main se caressant la nuque, le curé chercha une réponse anodine et surtout qui n’engageât pas l’Église ; au terme de ses réflexions et faute de mieux, il dit simplement à Christin : « Ne vous pressez pas, mon garçon, et ne vous tourmentez pas non plus ; si un jour elle en a envie, vous le verrez bien. » Et, pour changer de conversation, il demanda comment Christine se réhabituait au train-train quotidien. Elle se réhabituait fort bien, sauf qu’elle pestait sans arrêt contre le désordre qu’elle trouvait partout ; tout, selon elle, était rangé et bien rangé mais rien n’était à sa place. Preuve qu’elle se rappelait fort bien où elle avait tout laissé. Par contre, elle ne se rappelait ni sa mort, ni sa résurrection, ni ce qu’elle avait fait dans l’autre monde. « Allons, tant mieux ! » dit le curé et il rentra s’enfermer dans son bureau.

Que Christine ne se souvînt de rien lui parut plausible : le Christ et son Église avaient sans doute appris aux gens tout ce qu’ils devaient savoir sur l’au-delà et il n’y avait pas de raison pour que la première ressuscitée venue ait la faculté de dévoiler la part de mystère qui restait là-dedans ; d’autre part, ôter la mémoire à quelqu’un était un tout petit miracle à coté de le ressusciter et il n’y avait pas à s’étonner si l’un n’allait pas sans l’autre. Arrivé au terme de ce raisonnement, il sonna sa bonne et lui fit savoir qu’étant fatigué il ne recevrait personne jusqu’à nouvel ordre.

Il n’y avait pas un quart d’heure qu’il avait donné cette consigne lorsque la bonne vint gratter à la porte : le Maire était dans l’antichambre et il souhaitait être reçu ès qualités d’officier de l’état-civil. Ayant promis de ne pas laisser filtrer le bruit de sa démission, l’abbé Doucet ne vit pas comment se refuser à l’entrevue et permit donc une entorse à la règle. Ce qu’il apprit du Maire fut que la résurrection de Christine posait un problème à l’état-civil. Le magistrat municipal sortait tout juste de la Préfecture où il s’était longuement entretenu avec le fonctionnaire qui était la plus grande autorité en la matière dans le département ; pour ce dernier, en l’état des choses, Christine ne pouvait, du point de vue du droit, qu’être considérée comme une apatride entrée clandestinement sur le territoire de la République et il était urgent de lui trouver un statut légal. Toujours de l’avis du spécialiste, la façon la plus simple de la sortir de cette situation inconfortable était de lui faire acquérir la nationalité française par un remariage avec son ex-mari. Jusque-là, toujours du point de vue du droit, elle se trouverait vivre en concubinage avec un veuf. Avant d’en parler au couple, le Maire souhaitait savoir si le curé envisageait d’assortir ce mariage civil, qui était obligatoire, d’un mariage religieux, qui était facultatif.

Le curé lui répondit qu’à son avis cela n’était pas nécessaire, les couples chrétiens, mariés pour l’éternité, restent unis au-delà de la mort ; mais, par précaution, il poserait la question à ses supérieurs. Pour l’immédiat, donc, il n’avait rien contre un simple mariage civil et un mariage religieux pourrait toujours le sanctionner si, ultérieurement, les autorités religieuses tranchaient dans ce sens. Satisfait, le Maire remercia et prit congé et le curé se retrouva seul avec ses pensées. Il n’oubliait pas que, la veille, il avait convoqué les fidèles à une veillée de prière. Pas question de l’annuler mais, pour ne pas renier ses engagements, il devait changer son fusil d’épaule, adopter un registre plus neutre que prévu, mettre une sourdine à l’allégresse.

D’abord, il ordonna à sa bonne de faire un saut chez Christin pour lui faire savoir que sa femme et lui devraient rester chez eux pendant la réunion. La bonne, qui avait son franc-parler avec lui, demanda pourquoi. Parce qu’il n’était pas bon de livrer le ménage à la curiosité populaire. La bonne haussa les épaules et partit faire la commission. Elle était peu satisfaite de la réponse qu’elle avait reçue, mais contente tout-de-même d’avoir une occasion d’interroger la miraculée.

Quand elle revint, après une longue absence, elle était excitée comme jamais et entra sans même frapper dans le bureau du curé : Monsieur le Curé ne savait pas tout. Monsieur le Curé ne savait pas le plus beau. Monsieur le Curé allait tomber à la renverse. Monsieur le Curé devait s’asseoir : Christine « attendait de la famille ».

« Vous êtes folle. Pas déjà ! » s’écria le Curé.

Il n’avait qu’à y aller voir, il verrait si elle était folle.

Il s’y précipita et c’était vrai ; Christine, sans aucune gêne, lui confirma la chose. D’ailleurs, une fois prévenu, on n’en pouvait douter en la voyant. Trois mois ?... Quatre mois ? Elle penchait pour quatre, mais elle ne pouvait pas dire, elle ne se souvenait pas des circonstances, elle ne se souvenait de rien.

Le soir, le curé fut courageusement à son poste pour la veillée de prière. La veille, il avait prévu un Magnificat pour l’entrée et un Te Deum pour la sortie mais l’assistance dut se contenter d’un Salut du Saint-Sacrement tout ordinaire. Les regards furtifs que l’abbé Doucet jetait sur les fidèles lui montraient à quel point ils étaient désappointés par une banalité qui ne répondait pas à leur attente. Et il était si affecté par les airs surpris et déçus de ses paroissiens que, dans un élan de charité et comme un appel de détresse à l’Esprit-Saint, il voulut entonner pour finir le Veni Creator.

Mais, de sa gorge serrée par une soudaine panique, aucun son ne voulut sortir et il ne fut plus, un court instant, qu’une impuissante et douloureuse volonté de crier au secours, dont la violence en atteignant son paroxysme, le projeta hors du sommeil.


Article mis à jour le 8 novembre 2019