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Le sacristain de Merkeghem

Le Téméraire, n° 36, 1er juin 1943
1er octobre 2019, par Madeleine, Pascal

Ce conte est un texte libre sans autre objectif sans doute que de distraire le lecteur.

Il raconte le destin brisé d’un jeune homme qui se rêvait marin. Mais c’est aussi une rêverie poétique où transparaît l’amour que l’auteur voue à la pêche.

Raymond Vanbrugghe y laisse transparaître ses origines : le nom de Géry Blavoet en témoigne, de même que celui de Merckeghem, un village bien réel qui domine la Flandre maritime et ses watergangs.


« Qu’est-ce que je vais bien vous raconter ce soir ? demanda l’oncle Eugène. Un rêve ou une histoire vraie ?
— Une histoire vraie », répondîmes-nous en chœur.

Et Gustave, le plus petit de la bande, qui avait tout juste cinq ans, ajouta : « Moi, ze rêve zamais, alors, les rêves, ze comprends pas ça.
— Bien, bien ! » fit l’oncle Eugène en souriant, et il commença :

« Géry Blavoet était tout le contraire d’un garçon antipathique. Long, la peau fort blanche, une maigre, très maigre chevelure blond filasse, une démarche désarticulée avec de grands bras brinquebalant aux épaules comme ceux du squelette du collège, il gardait un sourire aux yeux aussi longtemps que brillait le soleil. Il avait toujours quelque bonne partie à proposer et c’est probablement pour cela que je m’étais lié d’amitié avec lui car je ne connaissais personne, absolument personne dans ce petit trou de Merkeghem où nous venions en vacances pour la première fois, votre arrière-grand-mère sérieusement malade n’ayant pu nous accueillir cet été là.

Eglise de Merckeghem

Lui, Géry, connaissait le pays et les gens du pays comme sa poche. Son père était sacristain et cordonnier. Mme Blavoet tenait le magasin de chaussures, lessivait le linge d’église, entretenait les fleurs du jardin car, j’ai oublié de vous le dire, le père Blavoet était encore quelque chose comme entrepreneur de pompes funèbres : il décorait les chambres mortuaires avec des tentures qui lui appartenaient et vendait des fleurs pour les funérailles et le jour des morts. Naturellement il était chantre et organiste. Il se rendait même dans les villages voisins pour les grands mariages et les enterrements de première classe. Il emportait alors dans sa serviette une soutane et une sorte de surplis. Je l’ai vu une fois dans cette tenue : il avait belle allure et on l’aurait pris pour un prêtre, n’eussent été les jambes de son pantalon qui dépassaient sous la soutane.

Nous étions voisins. Géry avait quatorze ans, moi treize. Il était immensément plus haut que moi, mais semblait inconscient de sa supériorité. En tout cas il ne chercha jamais à en profiter. Un jour où je lui avais donné un bon coup de pied, il ne riposta point, mais me planta là, décontenancé, pour aller pleurer dans les jupes de sa maman (ce qui n’est pas digne du tout d’un garçon courageux, n’est-ce pas, Victor ?) glissa notre oncle qui poursuivit : cela me gêna fort. Pendant deux jours, je n’osai reparaître chez lui et ce fut pour moi une grande privation. Je dus me résoudre à suivre votre oncle Eusèbe dans ses promenades botaniques, bien que ne partageant ni ses goûts, ni ses connaissances scientifiques... Dame ! Il n’était absolument pas question d’accompagner avec « les filles » votre père qui était alors un tout petit garçon comme Gustave. Ce fut la seule brouille sérieuse entre Géry et moi. Le troisième jour tout était oublié et, chez lui, personne, à ma grande surprise, ne me parla jamais de l’histoire. Ainsi ces vacances, grâce à notre amitié, furent parmi les plus belles de ma jeunesse. Prenez-en de la graine, vous qui vous disputez du matin au soir comme des marchandes de poisson.

Qu’est-ce nous aimions le plus ? Les grandes promenades dans le vent ou les après-midi que nous passions chez lui sous prétexte de faire cuire sur un feu de bois les mûres que nous avions récoltées la veille, de préparer la pêche du lendemain ou de curer le bassin creusé à même le sable du jardin où nous élevions les perches, les anguilles et les gardons que nous avions capturés et ramenés dans un seau, péniblement et en nous relayant ? (Tout cela était d’ordinaire trop petit et trop vaseux pour mériter les honneurs de la poêle.)

Je crois bien que c’étaient ces heures passées à la maison qui étaient les plus captivantes. Oh journées de fol espoir et de sainte impatience employées à confectionner avec un soin religieux, dans l’allégresse de nos rêves communs, ces fameuses lignes à brochets scientifiquement étudiées (finesse, transparence, résistance, vous savez) qui jamais pourtant ne devaient rapporter de brochet !

Mais ce qui constituait pour moi le gros attrait de ces après-midi chez le sacristain, c’était l’heure du goûter, où l’on pénétrait dans la cuisine. Il y avait là, invariablement, le grand-père maternel de Géry, un ancien tailleur militaire à la moustache imposante (il continuait à habiller toute la famille et les amis ; on lui reprochait seulement la manie qu’il avait d’orner les manteaux et les robes des petites filles avec du passepoil et du galon d’or ou d’argent.) Lui-même était toujours bien habillé de noir, avec un chapeau de cérémonie qui ne le quittait pas. Il était le seul dans la famille à ne point entendre le flamand, aussi parlait-on français en sa présence. À vrai dire, on n’avait guère le temps de placer une parole quand il était là : il racontait tout seul les potins du pays, avec des jurons par-ci par-là, de grands airs d’indignation, les gestes brefs d’un général haranguant ses troupes. Il n’admettait pas la réplique, tranchait sur tout avec autorité et pouvait parler des heures sans se fatiguer, avec une voix chaude et pleine qui roulait les "r" de façon pompeuse, tandis que ses yeux prenaient une expression de défi vraiment impressionnante. Grâce à lui, le goûter se prolongeait tard dans la soirée et nous restions là à boire ses discours, bien incapables, tant qu’il présidait l’assemblée, de détourner les yeux de son personnage.

C’était à lui que revenait d’ordinaire le soin de gronder Géry pour toutes les bêtises échappées pendant la journée (le rapport devait se faire juste avant le goûter). Et Dieu sait si Géry faisait des bêtises ! Il était d’une étourderie... Sûrement il n’avait pas son pareil pour oublier en cours de route les commissions qu’on lui confiait. Par exemple, il lui était arrivé de porter chez Christiaens, le notaire, le pot de chrysanthèmes destiné à Mlle Van Ecloo, la demoiselle de l’école libre, et de remettre à celle-ci les lourdes chaussures de chasse du notaire. Quand on lui disait d’aller démonter les tentures d’une chambre mortuaire quelque part dans une ferme isolée, il lui advenait, en longeant un fossé herbeux, de prendre tout subitement une irrésistible envie d’attraper des tritons et, sans plus songer à sa mission, il ramenait fièrement à la maison les petits batraciens à ventre rouge dont la seule vue avait pour effet de faire dresser tels des paratonnerres les cheveux de sa mère... Quel réveil ! Il était bien reçu. Surtout, il savait ce qui l’attendait au goûter : la fulgurante admonestation du grand-père.

« Alors, jeune homme, on a encore été galopiner au lieu de travailler, pas vrai ?
— C’est permis, ça, à son âge, pas vrai ?
— Hélène, tu as déniché ce vaurien-là dans une poubelle ». (En fait il y avait là un mot flamand passé dans le langage courant, beaucoup plus méprisant, mais je ne sais pas l’écrire.)
Le grand-père continuait : « Un bon à rien de ton espèce, c’est juste bon à faire un ramasseur de mégots. » Tout cela se terminait par un « Ah mon gaillard, il faudra que ça change ! » ou quelque chose d’approchant. Et en attendant, on changeait de conversation.

Il était pourtant loin d’être niais, ce cher Géry. Il tenait même la tête de sa classe au village. Mais il était toujours en quelque pays merveilleux, bien loin de Merkeghem. Qu’est-ce que c’était pour lui que ces travaux dont on le chargeait sinon des distractions qui venaient interrompre ou déranger son rêve ? Tout ce qu’on lui faisait faire le laissait étranger, même les leçons de piano que lui donnait le père Blavoet et qui étaient peut-être sa plus grande torture. Certes, le métier de son père ne lui souriait pas. Ses parents, d’ailleurs, lui faisaient donner « une bonne instruction pour qu’il puisse entrer dans un bureau ». C’était vrai que la chaussure ne rapportait guère et que le curé payait mal. Mais les rêves de Géry n’allaient pas davantage vers les bureaux que vers la sacristie.

Le soir, quand nous revenions de placer quelques lignes de fond, il arrivait que, fatigués, nous posions les rames et laissions dériver le canot un moment, abandonnant nos mains à la caresse de l’eau délicieusement tiède. Cette eau, sombre une fois le soleil passé, abritait alors les mystères qui craignent la clarté du jour. Elle n’avait plus de fond, les êtres qui la peuplaient avaient des tailles fantastiques. Nous restions silencieux, à la fois ravis et anxieux, attendant vaguement nous ne savions quelle révélation.

Et l’âme du soir, peu à peu, rentrait en nous avec la bonne odeur qui montait lentement du marécage ainsi que d’un encensoir monstrueux et barbare : parfums de menthe, d’herbes mouillées, de poisson, de vase chaude, joyeux gnomes des tourbières folâtrant sur l’eau glauque, lourds fantômes invisibles s’évanouissant à chaque souffle de la nuit, comme gagnés par la terreur sacrée qui faisait frissonner la peau noire du watergang [1] et se courber en grelottant les frêles roseaux des berges. Le génie des eaux dormantes visitait son temple et sa respiration sereine nous laissait, tout comme ses autres sujets, tremblants et recueillis. Pour célébrer sa grandeur, les chauves-souris des saules creux dansaient leurs rondes de prêtresses ivres et les petites grenouilles réfugiées dans les iris des bords débitaient doucement leurs psaumes, accompagnées par l’orgue lointain des moustiques. Le ciel lui-même, loin là-bas vers la mer, prenait des teintes crues de vitrail pour encadrer le pâle clignotement du phare sur sa dune.

Alors Géry me confiait son rêve qui était de pêcher à bord d’un grand bateau à voiles qu’il mènerait sur l’océan tapageur, droit dans le soleil à l’heure où il se couche tout rouge pour sa nuit. Quand le souffle de la mer forçait un peu, on entendait, faible et déchirant, le hurlement d’une bouée sonore. Et Géry me disait : « Mes parents ne veulent pas, à cause des tempêtes et des naufrages, mais je leur réponds : Sur les navires il y a bien des barques de sauvetage. Encore deux ans d’école et puis... »

Un soir que nous rentrions ainsi chez lui, nous trouvâmes la maisonnée en désarroi : le père Blavoet venait de mourir subitement. Le grand-père et la grand’mère, avertis tout de suite après le curé qui, lui, était déjà reparti, étaient là, occupés à préparer la toilette du défunt et la veillée qui allait bientôt commencer. En un regard circulaire, avant qu’on ne lui eût expliqué ce qui était arrivé, Géry avait compris. Il s’était agenouillé contre le lit où reposait le sacristain et, la tête dans les couvertures, il restait immobile et muet. Sur le moment, son apparition avait fait redoubler les gémissements des femmes. De temps en temps, elles échangeaient quelques mots en flamand, sans interrompre les préparatifs funèbres. Pour une fois, le grand-père était silencieux et gauche. Ici ou là, surpris de sa propre maladresse, il murmurait tout en dedans, comme se grondant lui-même : « Ah nom de nom de nom ! » Ou bien il s’arrêtait au milieu de la pièce, grattant d’un air absent son crâne chauve, découvert pour une fois. Quant à moi, me souvenant d’une visite que j’avais faite avec maman juste avant de venir à Merkeghem, je m’étais signé et, agenouillé près de Géry, je récitais toutes les prières qui me venaient à l’esprit. « Allons, les enfants, fit la grand’mère au bout d’un instant, vous feriez mieux d’aller vous coucher, maintenant. »

Géry embrassa longuement chaque membre de la famille et me reconduisit jusqu’au seuil. Arrivé là, il ouvrit la bouche mais des sanglots soudain le secouèrent et l’empêchèrent de parler. Le grand-père vint nous rejoindre et l’emmena en disant : « Va vite te coucher, Géry, demain matin il faudra que tu soies à l’église pour l’Angélus, pas vrai ? » Je ne retournai plus chez lui jusqu’à l’enterrement, qui eut lieu trois jours plus tard.

Ma mère m’expliqua que Géry, désormais, remplaçait son père et qu’il n’aurait plus le temps de jouer. Le dernier dimanche de septembre il vint nous rendre visite après vêpres. En noir, il me sembla encore plus grand qu’avant. Il parla de choses et d’autres avec maman. À l’heure de l’Angélus du soir, je le reconduisis jusqu’à l’église. « Alors, Géry, lui dis-je, c’est vrai que tu as repris le métier de ton père ? Et tu ne veux plus être marin ? » Il attendit un moment avant de répondre, appuya la main sur mon épaule, qu’il serra très fort. « Tout ça, vois-tu, c’étaient des idées. Ça allait tant qu’on n’avait pas besoin de moi, tant qu’il n’y avait pas de place à tenir. Maintenant il n’y a plus personne dans le village pour sonner les cloches aux baptêmes, aux mariages et aux enterrements, plus personne pour chanter aux offices et tenir les orgues, allumer et éteindre les cierges. Tu comprends bien que ça me revient. Je ne peux tout de même pas les plaquer comme ça... tous des gens que je connais et qui m’appellent Géry. Rends-toi compte de ce qu’ils diraient, Eugène :

« Le fils Blavoet, vous savez, il n’est pas resté à Merkeghem après la mort de son père, il nous a laissés, il n’attendait que ça : que son père meure pour partir.
— Et ça t’intéresse ce métier-là ? »

Géry me regarda, étonné : « Est-ce que je ne suis pas le sacristain du village, maintenant ? » dit-il en riant. Je regardai mon ami avec attention, tant ces paroles me parurent étranges. Il avait un visage de grande personne ; l’âme de ses pères était en lui, l’âme des sacristains de Merkeghem.

Je bredouillai je ne sais quel adieu et rentrai à la maison. Arrivé à la porte de chez nous, je me ravisai et fis encore un grand tour par des chemins déserts. Je ne pouvais pas rentrer tout de suite. La révélation était trop inattendue et bouleversante. Il fallait que je m’y habitue. Aussi me répétais-je plusieurs fois à moi-même, face aux champs qui avaient été témoins de nos promenades : « Géry est maintenant Monsieur Blavoet. L’an prochain il va sûrement planter des pommiers dans son jardin, à l’ombre du presbytère, pour remplacer les vieux qui ne rapportent plus. Et dans quelques années il enterrera Mlle Van Ecloo et Christiaens le notaire. Les gens diront que c’est, comme son père, un bon sacristain, honnête et ponctuel. Et lui, comme son père aussi, dira, sa vie durant, que “le curé paie mal”. »

[/VANBRUGGHE/]

[1Watergang est un synonyme de watringue, nom désignant un réseau de fossés et d’ouvrages de drainage à vocation de dessèchement dans les polders.


Article mis à jour le 10 novembre 2019