Le site de Madeleine et Pascal

Un Rêve (un autre)

Le Téméraire n° 29, 25 décembre 1942
5 octobre 2019, par Madeleine, Pascal

Une jeune oie, récemment arrivée aux Chantiers de la Volaille, décrit une manifestation à laquelle elle a assisté au début de son séjour.

C’est un rassemblement solennel où on peut deviner la présence des Commandants en chef et autres intellectuels des Chantiers, suivis de personnages dont beaucoup ne sont que des moutons qui bêlent sans trop réfléchir.

La Volaille est une métaphore de la jeunesse des Chantiers dont l’auteur fait partie. Elle réclame qu’on l’écoute et qu’on la laisse agir au lieu de lui demander simplement de bêler. Un texte subversif ?

Ce conte est publié dans le numéro spécial de Noël dont la couverture est joliment illustrée.


La conversation, je m’en souviens, avait porté ce soir-là, sur la métempsychose. Je m’étais mis au lit en supputant les charmes possibles d’une vie d’oie à venir. Lorsque je fus endormi, un songe prolongea cette douce rêverie. Curieux songe en vérité.

Je me trouvais dans la cour d’une ferme que je connais bien. A côté des bâtiments, il y avait une mare avec une barque plate attachée à un piquet planté dans la vase. Cette mare aussi m’était familière, mais elle avait été transvasée dans un cadre qui n’était pas le sien. Une fois réveillé, j’ai cherché à me remémorer comment, dans le tableau de la nuit, se trouvaient accolés ces deux éléments étrangers : je n’ai pu reconstruire la zone intermédiaire peut-être parce qu’elle était trop floue.

J’entrais dans la ferme lorsque je m’endormis. Quelque chose me frappa qui faillit me réveiller : l’allure très lente avec laquelle je me rapprochais des objets familiers contrastant avec l’impression que j’avais de marcher très vite. Je regardai mes pieds et vis qu’ils étaient oranges et palmés. Je regardai tout mon personnage et vis que j’étais une oie.

Une jeune oie assez bien faite, ma foi, et susceptible de faire bonne figure dans les salons.

Ce sentiment de pouvoir raisonnablement compter sur un accueil flatteur de la part des jeunes oisons du voisinage suffit amplement à dissiper la pointe de désappointement que j’avais ressentie tout d’abord. Un grand vacarme m’arracha malgré moi à ces pensées douces à ma jeunesse.

La cour était envahie par une foule de menus animaux : poules, oies, canards, pintades, dindons. Tout ce monde s’agitait et parlait avec volubilité. Je me rendis compte très vite qu’il s’agissait d’un meeting, et d’un meeting de protestation. Au milieu de la pagaïe générale, je remarquai une espèce de cortège qui essayait de se frayer un passage vers la mare. Je notai en tête du défilé quelques coqs bien habillés et très dignes qui en entouraient un particulièrement sec et nerveux, au profil d’aigle, porteur d’un parchemin. Je devinai que c’était un orateur (sur le moment je me fis cette réflexion que pour un animal de mon espèce, je jouissais d’un sens de la déduction très honnête et que les hommes, certainement, mésestimaient les oies).

Derrière cette rangée d’intellectuels distingués, cheminait un groupe de vénérables canards ventrus, en redingote, qui me parurent discuter de choses graves. Lorsqu’ils passèrent près de moi, j’eus le sentiment qu’ils devaient être quelque peu philosophes car ils ne parlaient que par aphorismes. À leur suite venait la foule en désordre, où il y avait même des moutons.

Des dindonneaux portaient des pancartes protestataires. Je n’ai pu me rappeler à mon réveil que quelques-uns des nombreux mots d’ordre inscrits sur les panneaux : « C’est la Volaille qui relèvera la basse-cour ». « Place à la Volaille ». « Les Chantiers de la Volaille à la Volaille ». Il y en avait qui se prétendaient spirituels. Tel celui-ci « Les canards à la mare. Les moutons à l’amarre ». C’était pitoyable, mais émouvant quand même pour être sorti de la cervelle d’un dindon. Et sur le moment j’étais si émue que je crus pleurer. Les dindons, eux, s’esclaffaient, visiblement très fiers de leurs trouvailles, et on sentait chez eux, comme d’ailleurs chez les autres manifestants, un magnifique enthousiasme.

Ce meeting n’avait rien de commun avec ce qu’aurait été, par exemple, un meeting provoqué par une diminution de la ration d’orge ou de blé.

Le cortège stoppa au bord de la mare. Il se passa là une cérémonie dont je ne pus me rendre compte, car la foule s’était massée devant moi. Tout ce que j’en puis dire, c’est qu’elle se déroula dans un profond silence. J’avais près de moi à ce moment-là un oison à lunettes, maigre et osseux, le visage parsemé de taches de rousseurs. Il était très agité et prenait des notes. Comme il était plutôt petit, il essayait de sauter pour voir.

Ne voyant rien moi-même et très intriguée, je liai conversation avec lui pour obtenir quelques éclaircissements. Je vis de suite que ma compagnie lui était fort agréable. Il ne me quitta plus de toute la soirée, et se montra empressé à satisfaire ma curiosité, tout en ne laissant échapper aucune occasion de satisfaire en même temps sa vanité, C’est ainsi que j’appris « incidemment » qu’il était étudiant dans une fromagerie du voisinage et qu’il présidait la section d’un mouvement de jeunesse accrédité dans cet établissement. Mais, surtout, je sus par lui l’objet de la manifestation à laquelle j’assistais.

« Les gens que vous voyez réunis en cette enceinte, m’expliqua-t-il, font leur temps dans les Chantiers de la Volaille. Ils protestent contre le fait qu’on leur a donné pour chefs des moutons et ils sont en train d’en noyer un dans la mare.
— Mais, fis-je remarquer, comment se fait-il alors qu’il y ait dans l’assemblée tant de moutons, très ovationnés me semble-t-il, et qui font au moins autant de bruit que la volaille ? »

Clignant de l’œil d’un air entendu, l’oison me fit observer que ces moutons là ne faisaient pas “Bê” comme font d’habitude leurs congénères, mais qu’ils parlaient le langage de la basse-cour.

« Ceux-là, nous les comprenons et nous nous entendons très bien avec eux. Nous serions bien fâchés s’ils nous quittaient. C’est contre les autres que nous protestons, ceux qui font “Bê” toute la sainte journée. Il n’y en a pas un ici pour le moment. Ils sont au pâturage. Mais, chut ! »

L’orateur gravissait les marches de la tribune. Son discours fut d’une sobre éloquence. Je rapporte les paroles aussi exactement que possible :

On nous reproche de n’avoir pas l’esprit Volaille. Dieu m’est témoin que nous n’avons pas de plus chers désirs que de monter à l’assaut des greniers ennemis, étendre partout la renommée de la Basse-Cour et, ce faisant, crever si c’est nécessaire.

(Ici, des battements d’ailes nourris marquèrent l’accord de l’assemblée.)

Nous avons des ailes et nous les sentons. Et l’esprit Volaille est précisément de voler. Il y a des gens qui prétendent en même temps nous encourager à voler et nous couper les ailes pour prévenir nos étourderies et nous faire paître des pâturages à moutons et nous faire bêler. Qu’ils ne s’étonnent pas si nous paissons en ronchonnant, si nous bêlons à contrecœur et si nous ne volons pas. Qu’ils s’étonnent plutôt que nous ne leur ayons pas encore coupé le bout du nez pour les faire taire.

Un tonnerre d’applaudissements accueillit ces fortes paroles. Pour moi, je me posai une question :
« Les moutons de l’espèce bêlante ne vont-ils pas se venger sur vous tous des sentiments peu cordiaux que vous affichez à leur endroit ? demandai-je à l’oison.
— Bah ! répondit-il. Nous avons pris soin de leur répéter souvent. Il n’y a que la vérité qui blesse. Que celui qui se sente mouchard se mouche ! Si nous ne les en avions empêchés, ils seraient tous venus protester avec nous, pour retourner paître plus sûrement ensuite. »

Ces dernières paroles plongèrent ma jeune âme d’oie dans une si douce hilarité que tout mon corps en fut longuement secoué, ce qui, hélas, me réveilla.

[/ VANBRUGGHE/]


Article mis à jour le 16 octobre 2019