Le site de Madeleine et Pascal

La dernière campagne de Turenne

Le Téméraire, n° 42, 20 octobre 1943
6 octobre 2019, par Madeleine, Pascal

Cet article fait partie des cinq récits historiques consacrés à de grandes figures nationales.

En 1674, la clairvoyance de Turenne, dépêché par Louis XIV sur le front de l’est, lui permet de reconquérir l’Alsace alors que la plupart des forces françaises sont sur le front du nord.


L’Empereur d’Autriche, allié à l’Espagne et aux Pays-Bas, ayant déclaré la guerre à la France le 24 mai 1674, Louis XIV confia l’armée du Nord à Condé, envahit la Franche-Comté et chargea Turenne de veiller aux marches de l’Est.

La France, isolée en face d’une coalition puissante, manquait de soldats. Turenne dut envoyer une partie de son armée en renfort à Condé. Il resta avec moins de vingt mille hommes pour défendre le Rhin. Comme le notait Villars, on lui laissait « des forces si médiocres qu’il paraissait bien que l’on comptait uniquement sur sa grande capacité ». Turenne était tout le contraire d’un maréchal de cour à qui l’on confie les campagnes faciles : c’était un vieux soldat qui connaissait son métier. Avec ses « forces médiocres », il allait faire la plus belle campagne de sa vie.

Dans l’esprit du Roi, la frontière de l’Est ne devait être qu’un théâtre d’opérations secondaires, l’action offensive étant réservée aux armées de Franche-Comté et de Flandre.

Turenne vit là un mauvais calcul, et il ne craignit pas de le dire au Roi : « On prend en Flandres son parti selon ses forces. Mais dans ce pays-ci il faut combattre ou perdre un pays. J’entends de l’Alsace principalement qui est si capitale, que si l’ennemi y était le maître, il laisserait Philippsbourg et Brissach derrière, et la Lorraine et le pays messin lui sont ouverts. Ceci est pour revenir à dire que... comme Votre Majesté trouve bon que je dise ma pensée, Elle serait bien inspirée qu’Elle mît à Chalons un corps d’où ensuite Elle donnerait du poids aux affaires, du côté qu’Elle verrait qui serait le plus important. »

Et quelques jours plus tard, le 11 juin, il écrivait encore à Louvois : « Si le Roi avait pris la plus grande place des Flandres et que l’Empereur fût maître de l’Alsace, je crois que les affaires du Roi seraient au plus méchant état du monde ; car ils auraient Strasbourg pour eux et toute l’Alsace derrière, et on verrait quelles armées on aurait dans la Lorraine et en Champagne. »

Mais Turenne n’était pas de ceux qui tirent prétexte de la faiblesse de leurs moyens pour ne rien faire. En attendant ces renforts demandés - et sur lesquels il ne comptait qu’a moitié - il cherchait les occasions d’utiliser au mieux les rares troupes qu’il avait. Les coalisés rassemblaient leurs forces. Celles du duc de Lorraine descendaient par la rive droite du Rhin pour se joindre aux Impériaux ; dès qu’il le sut et sans perdre un instant, Turenne quitta Haguenau avec une petite armée sans bagages, passa le Rhin, prit un renfort à Philippsbourg et, en cinq jours d’une marche excessivement rapide, rattrapa les Lorrains qu’il battit à Sinsheim.

Cependant Condé réclamait encore des troupes et le Roi demanda à Turenne de masser une partie de son armée sur la Moselle pour être en mesure de se porter, en cas de besoin, au secours de l’armée du Nord. Il songea même à faire démanteler les places d’Alsace, sauf Brissach et Philippsbourg, et à faire retirer les troupes en Lorraine. Turenne résista : le 8 août, il écrivait au roi : « si l’ennemi était maître de l’Alsace, ayant Strasbourg derrière, il porterait la guerre en Lorraine et en Champagne et, dans peu de jours on songerait à soutenir Toul ». Il demandait donc à Sa Majesté « de porter à Saverne les troupes restées en Lorraine » et de le laisser « se gouverner du mieux qu’il pourrait ». Et il ajoutait : « Je dirai à Votre Majesté qu’il vaudrait mieux pour son service que j’eusse perdu une bataille, que si je repassais les montagnes et que je quittasse l’Alsace. Elle sait le nombre qu’elle a de troupes : je la supplie, dans ces trois mois qui feront le bon ou le mauvais état de ses affaires, de ne les point envoyer qu’aux lieux où elles pourront servir à quelque chose de capital. Pourvu qu’on ait un nombre raisonnable de troupes, on ne quitte pas un pays encore qu’un ennemi soit plus fort. »

Il voyait juste, et les événements allaient lui donner raison.

Le 10 août, en effet, Condé remportait la victoire de Séneffe, qui sauvait de l’invasion le nord de la France et permettait au Roi de porter à vingt mille hommes l’effectif de l’armée du Rhin. Il était temps car les coalisés, forts maintenant de 37 000 hommes, s’apprêtaient à envahir l’Alsace par Strasbourg.

Turenne voulut prendre les devants : il envoya son lieutenant Vaubrun occuper le pont de Kehl. Malheureusement, les atermoiements des Strasbourgeois firent que les coalisés s’en emparèrent avant Vaubrun et vinrent se poster entre Ill et Rhin, coupant les Français de la Haute Alsace.

Ils franchirent l’Ill pour intimider Turenne, puis attendirent l’arrivée des troupes du Grand Électeur de Brandebourg qui devait les renforcer. Averti de l’approche de ce dernier, Turenne chercha une occasion, qu’il n’avait pas trouvée jusqu’alors, d’attaquer les coalisés avant son arrivée.

Justement, l’ennemi avait omis d’occuper les passages de la Bruche : c’était une faute qu’il fallait exploiter. Malgré l’infériorité de ses forces, Turenne fit franchir la rivière à un détachement, établit une tête de pont et fit passer son armée sur l’autre rive du 3 au 4. Les Allemands, dont les cantonnements étaient très dispersés, se rassemblèrent en hâte à Ensheim. Tandis que la droite française occupait une excellente position négligée par l’adversaire, l’aile gauche forçait les coalisés à s’engager et l’artillerie pilonnait copieusement l’adversaire qui, le soir venu, dut se mettre à l’abri de l’autre côté de l’IIll.

Cependant, le 17 octobre, l’Électeur de Brandebourg franchissait le Rhin, portant à 57 000 le chiffre des forces alliées. Il ne pouvait être question de résister de front.

Turenne refusa le combat et alla se poster à portée de Saverne et Haguenau pour y attendre des renforts. Le 4 novembre, il les avait et son armée se trouvait forte de 33 000 hommes. Il recula encore. Les Allemands crurent qu’il allait prendre ses quartiers d’hiver et décidèrent de faire de même. Ils se dispersèrent dans la Haute-Alsace. C’était ce qu’attendait Turenne.

Depuis longtemps il avait étudié la possibilité de dégager l’Alsace par le sud. L’occasion se présentait, mais on était en hiver et une campagne d’hiver était contraire aux traditions de l’époque. Pour Turenne, la tradition n’était pas une règle : aller contre elle, c’était, en prenant l’ennemi au dépourvu, mettre un atout de plus dans son jeu.

Le 4 décembre il fit part de son plan au secrétaire d’état à la guerre : « je marche, laissant les montagnes de Lorraine à gauche, pour voir les endroits par Remiremont ou plus au-delà, par où je pourrai plus aisément descendre vers l’Alsace ».

Le 5 décembre, laissant des troupes à Haguenau, il leva le camp et partit, sous la neige, pour Épinal. Seule la trouée de Belfort lui parut sûre. Le 27, il arrivait près de cette ville. Le 29, il était à Mulhouse, quartier général des Impériaux qu’il délogea. Les troupes ennemies refluèrent vers le nord. Il fallait éviter leur regroupement : Turenne lança des détachements à leur poursuite.

L’ennemi s’était solidement installé dans Colmar et avait massé le gros de ses forces entre cette ville et Turkheim. Turenne marcha sur lui et l’atteignit le 4 janvier. Turkheim n’était pas défendue. C’était une chance dont le Maréchal sut profiter. Il forma son armée en trois colonnes : celles de droite et du centre attaquèrent tout droit, celle de gauche, à couvert, glissa sur Turkheim et occupa fortement la ville. Les coalisés, occupés par le centre et l’aile droite de Turenne, ne disposaient pas de forces suffisantes pour reprendre la position. Appuyés sur elle, les Français enfoncèrent l’aile droite adverse et l’ennemi, défait, se déroba. Dix jours plus tard, tous les Allemands avaient repassé le Rhin.

Cette fois, la campagne était terminée et les troupes pouvaient prendre sans crainte leurs quartiers d’hiver. Le Roi appela Turenne à Paris et l’embrassa à son arrivée en lui disant : « Vous avez relevé un lys de ma couronne. » Il avait eu raison de compter « uniquement sur sa grande capacité ». Jamais victoire ne fut autant que celle-là une œuvre de l’esprit.
[/R. V./][/d’après Général Weygand, Turenne/]


Article mis à jour le 15 octobre 2019