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Colbert, l’intraitable

Le Téméraire, n° 39, 20 juillet 1943
6 octobre 2019, par Madeleine, Pascal

Cet article fait partie des cinq récits historiques consacrés à de grandes figures nationales.

C’est un portrait de l’implacable et pointilleux intendant des finances qui remit de l’ordre dans les comptes de l’État ruiné par les dépenses royales et restaura l’autorité royale après les révoltes de la Fronde.


9 mars 1661 : « Le Mazarin a rendu l’âme ! » De bouche en bouche se répand dans Paris l’importante nouvelle. Déjà on se demande qui lui succèdera. On parle de Fouquet, le fastueux surintendant des finances qui a toute une coterie à lui, mais rien n’est sûr.

Le 10, Monsieur de Rouen s’en vient trouver le Roi : « Sire, j’ai l’honneur de présider à l’Assemblée du Clergé de votre Royaume. Votre Majesté m’avait ordonné de m’adresser à Monsieur le Cardinal pour toutes les affaires. Le voilà mort, à qui veut-elle que je m’adresse ?
— À moi, monsieur l’Archevêque. »

La nouvelle n’étonne pas trop. On n’est pas sans soupçonner combien Louis XIV a souffert de la tutelle pourtant adroitement dissimulée de Mazarin. En tout cas, la nouvelle est bien accueillie : on sait le Roi au courant des affaires du Royaume auxquelles il s’intéresse depuis l’âge de 13 ans. Il en a maintenant 22. Il passe six à huit heures par jour à son cabinet.

Et puis, la situation est trouble. Les princes ne sont pas encore bien revenus de leurs intrigues frondeuses. Les guerres civiles et étrangères ont appauvri le pays : les impôts sont lourds et pourtant rapportent peu au trésor. Ils n’enrichissent que les financiers dont le luxe scandaleux est une insulte à l’humiliante économie qui règle les dépenses de la Maison du Roi. Les recettes sont consommées par anticipation jusqu’en 1663.

Le Roi a des idées, semble-t-il, et l’autorité. Qu’il gouverne.

Le plus pressé est de remettre de l’ordre dans les finances. Le Roi soupçonne Fouquet de confondre le trésor de l’État avec le sien propre. Il nomme Colbert intendant des finances avec mission de lui rendre compte de la gestion des fonds publics. Les documents fournis par Colbert sont édifiants. Fouquet est arrêté et condamné à la détention perpétuelle. Madame de Sévigné verse un pleur. Et elle n’est pas la seule : le surintendant était si aimable et galant homme !

Mais Colbert n’est pas homme à s’embarrasser de considérations adventices. Il fait son office, il va droit son chemin, sans regarder où il met les pieds. Ainsi sont piétinées les jolies fleurs quand elles se trouvent sur son passage.

Les plaisirs du Roi

Ainsi est piétiné à l’occasion le plat du Roi : voici Colbert à son cabinet. La joue sur le poing, il compare des chiffres : recettes, dépenses. Ses sourcils sont contractés, signe que les affaires ne vont pas comme il voudrait : il vient de calculer le total des dépenses entrainées par la fête que le roi a offerte du 7 au 9 mai 1664 à la pâle et timide La Vallière dont il s’est stupidement épris. La plus grande fête que l’on ait vue : dans un décor de circonstance, Molière a présenté ses dernières œuvres, écrites exprès pour l’événement : La Princesse d’Élide et Le Mariage forcé. Tout le monde en a parlé et on en parle encore.

Certes, il faut des fêtes pour la gloire du Roy, pense le ministre, mais la gloire du Roy ne fera pas long feu si ses coffres restent vides. Louis se laisse entraîner trop loin par son goût du faste et sa passion des bâtiments. Il ne pense guère à l’équilibre du budget. Or il faut qu’il y pense. Donc il faut l’y faire penser. Cela est dans mes attributions.

Et sur le champ il écrit au roi : « Il m’a semblé que Votre Majesté commençait à vouloir préférer ses divertissements et ses plaisirs à toute autre chose... Un repas inutile de mille écus fait une peine incroyable... Je puis assurer Votre Majesté que toute mon industrie est employée pour augmenter les recettes, mais pour les dépenses, j’avoue, Sire, que je n’en puis rien dire. Je suis toutefois persuadé que si Votre Majesté entrait dans l’examen de chacune, elle trouverait peut-être des retranchements à faire qui pourraient les rapprocher un peu plus des recettes… Je sais, Sire, que ces sortes de remontrances ne doivent entrer pour rien dans les résolutions des Grands Princes, mais elles doivent être considérées dans les actions qui requièrent l’approbation publique. »

Et Colbert passe à l’examen d’un autre dossier. Ce qu’il fallait dire est dit, clairement. Mais il sait qu’il faudra souvent le redire. Et lorsque les remontrances ne suffiront pas, il cherchera autre chose. C’est ainsi qu’il a trouvé un système qui fait repasser les dépenses sous les yeux du Roi jusqu’à six fois consécutives, « la première lorsqu’il en donne l’ordre, la seconde lorsqu’il en signe les ordonnances, la troisième lorsqu’il entend lecture des dépenses du mois, la quatrième lorsqu’il entend lecture des dépenses après l’année écoulée, la cinquième lorsqu’il arrête les rôles du trésor royal, la sixième lorsqu’il arrête l’état au vrai. »

Une trouvaille de Colbert : le bouc [1]

Colbert, qui a décidé de « rétablir la gloire et l’honneur du royaume sur la mer, en remettant sur mer un nombre considérable de vaisseaux, en reprenant surtout les voyages au long cours » doit ruser de même pour forcer l’attention du Roi que n’intéresse pas la marine.

Le 27 juillet 1680, Louis XIV est à Dunkerque. L’étroite, tortueuse et puante rue Saint-Gilles est pleine d’une foule criarde en marche vers le port. Des drapeaux et des bannières claquent au vent. Des tentures aux couleurs de la ville, bleu et blanc, pendent aux fenêtres. Des guirlandes courent d’une maison à l’autre parmi la multitude en mouvement. Venu inspecter les fortifications de Vauban, Louis XIV vient de passer avec sa suite, se dirigeant vers le port, et tout le monde se précipite sur ses pas.

Lui cependant, arrivé sur le quai, a été invité par le gouverneur, dûment sermonné par Colbert, à monter à bord de l’ Entreprenant. La visite se prolonge pendant près de deux heures. C’est la première fois que Louis XIV voit un vaisseau. Il est émerveillé.

Redescendu à terre, le monarque assiste avec sa suite à un branlebas de combat. Il n’est pas peu étonné de constater que les soldats de marine « font l’exercice avec la même justesse que ses mousquetaires ». Il applaudit à « la légèreté et la vitesse avec laquelle les matelots montent et descendent du plus haut des vergues et des mâts du vaisseau ». Bref, il est conquis.

Deux jours plus tard, il écrit à Colbert : « Les travaux de la marine sont surprenants et je n’imaginais pas les choses comme elles sont. J’entendrai bien mieux présentement les lettres de marine que je ne faisais. Je n’ai jamais vu d’hommes si bien faits que le sont les soldats et les matelots. Si je vois jamais beaucoup de mes vaisseaux ensemble, ils me feront grand plaisir. »

En parcourant cette lettre, Colbert ne rit pas car il ne rit jamais. Mais Seignelay, son fils, rit quand Colbert lui fait lire la missive royale car il a encore à l’esprit des notes vieilles de dix ans, où son père, inquiet de l’état déplorable de notre marine et de l’indifférence de Louis XIV pour les choses de la mer, combinait, en prévision d’une visite royale, un uniforme tricolore bleu, blanc et rouge pour les marins appelés à manœuvrer devant le monarque. Il y était précisé que ces marins seraient « les mieux faits et les plus grands auxquels on laisserait venir une grosse barbe, cela servant beaucoup à parer un soldat ».

Tout vient à temps à qui sait attendre, pense Seignelay. Tout vient à point à qui sait prévoir et tenir bon, pense Colbert.

La machine tourne rond

Colbert n’a pas coutume d’attendre que les alouettes lui tombent rôties dans le bec. Il apprécie par dessus tout l’acharnement dans la poursuite du but, le travail persévérant, obstiné.

Ses commis sont sur les dents de cinq heures et demie du matin à la nuit close. Et lui-même donne l’exemple. Un jour qu’il arrive en négligé au Conseil, le Roi s’en étonne : « Sire, je prie Votre Majesté de m’excuser : j’ai passé la nuit à préparer un rapport pressé. »

Autant sa faveur va au mérite, autant il fustige les intrigants : le 20 avril 1668, il écrit à un chef d’escadre qui quête son appui : « Vous me dites que vous êtes ma créature. Il n’y a qu’un créateur dans le ciel qui est Dieu et un créateur dans l’État qui est le Roy, lequel élève et récompense ceux qui ont l’honneur de le servir, suivant leur mérite et application. »

Une autre fois, il écrit : « Le Roy ne donne les charges de la marine qu’au mérite et non à la recommandation. Il n’y a qu’un moyen de parvenir dans le service : le temps et les belles actions. »

« Soyez persuadé, dit-il encore, que vous ne trouverez de disposition ni en moi ni en mon fils à recevoir des traits de malignité contre qui que ce soit. »

Voilà qui ne laisse place à aucune équivoque : « Quel homme de marbre ! » dit-on de lui. Insensible à la flatterie, intraitable vis-à-vis de l’intrigue, il n’admet pas davantage l’indiscipline : « À l’égard des discours qui se pourront faire au Parlement, cela ne mérite pas d’en écrire, ni d’en faire réponse, car vous savez que les bruits de Parlements ne sont plus de saison » écrit-il à l’intendant du Dauphiné.

« Il n’y a rien à quoy le Roy nostre maistre s’applique davantage qu’à establir une subordination aveugle des inférieurs aux supérieurs. Point de quartier à cet égard. » Telles sont ses instructions.

À un chef d’escadre qui se fait tirer l’oreille pour obéir, il écrit : « Si Sa Majesté reçoit encore une lettre de vous par laquelle elle voye que vous n’avez point exécuté son ordre, elle enverra celui de vous faire arrester sur votre bord. »

À un intendant : « Exécutez avec vigueur et sans aucune circonspection l’ordre qui vous est donné de destituer les capitaines qui ne voudront pas se soumettre au règlement. »

Enfin à un chef d’escadre : « L’indulgence dans des matières contraires à la discipline n’est pas une qualité. »

Mais Colbert sait que la discipline n’a de valeur que par les chefs qui commandent. Aussi ne tolère-t-il aucun incapable parmi ses subordonnés. « Vos lettres sont pleines de vos louanges, mais le malheur pour vous veut que vous soyez le seul qui les publiiez » écrit-il sans ambages au commissaire de Séraucourt.

Et voici comment il congédie Arnoul : « Vous pouvez compter dès à présent que le Roy ne peut plus se servir de vous, ni dans l’emploi que vous occupiez, ni dans aucun autre. »

Tel était celui que Madame de Sévigné appelait avec un frisson : « le Nord ». Certes, il avait vilain caractère, mais ce n’était que l’envers d’une belle médaille. Et avec son vilain caractère il a admirablement servi, dans l’immédiat, son Roi et la France.

N’a-t-il pas sacrifié le futur à cet immédiat ? C’est une question qui vient à l’esprit à qui dispose d’un recul de deux siècles et demi. Mais quelle que soit la réponse qu’on lui donne, on ne peut s’empêcher d’admirer la vigoureuse figure de l’homme de marbre.

[/VANBRUGGHE/]

[1Au sens de la barbe !


Article mis à jour le 15 octobre 2019