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Trois années d’aventure

Le Téméraire, n° 41, 20 septembre 1943
6 octobre 2019, par Madeleine, Pascal

Cet article fait partie des cinq récits historiques consacrés à de grandes figures nationales.

Il rapporte l’incroyable épopée de Cavelier de la Salle qui, parti de la région de Montréal rejoignit l’embouchure du Mississipi après avoir navigué sur Grands lacs et la rivière Illinois.

Le logo ci-contre est une des illustrations de l’article.


En novembre 1678, un petit vaisseau ayant à son bord quelques aventuriers français aux ordres du sieur La Salle appareillait du Fort Frontenac sur le lac Ontario. Ceux qui partaient ainsi au seuil de l’hiver canadien allaient vers l’inconnu.

Un fils de mercier

La Salle, débarqué au Canada dix ans plus tôt, n’en était pas à son premier voyage de découverte. Fils d’un mercier rouennais, c’était un gars solide, audacieux, volontaire. Mais, insociable et cassant à l’extrême, il avait vite compris à Rouen qu’il n’était point fait pour la France policée de Louis XIV et, sagement, il était allé chercher une vie féconde en aventures sur une terre neuve, une terre à sa mesure, où l’on pouvait faire de grandes choses sans préambules d’antichambre, sans alliances et sans courbettes, avec la seule force.

Sans grande fortune, il avait travaillé durant deux ans au défrichement et à l’assainissement d’une terre qu’il avait achetée à quelques lieues de Montréal. Son domaine ayant acquis de la valeur, il l’avait aussitôt revendu pour financer une première expédition qui l’avait mené à travers des tribus indiennes méfiantes et belliqueuses jusqu’aux rapides de Louisville, sur l’Ohio. L’année suivante, il avait traversé en canot les lacs Érié, Huron et Michigan et avait descendu l’Illinois jusqu’à son confluent avec le Mississipi.

Le Fort Frontenac

Ruiné par ces deux entreprises, il s’était mis à la traite des fourrures et avait eu la chance d’obtenir du gouverneur Frontenac, en 1673, le commandement du fort dont ce dernier venait de décider la construction, à l’entrée du lac Ontario, pour défendre le Saint-Laurent et Montréal contre les incursions des Iroquois en perpétuelle effervescence.

Ce poste de confiance lui assurait le monopole de la traite des fourrures pour toute la région des Grands lacs, c’est-à-dire une fortune considérable. Mais La Salle n’était point homme à se laisser endormir en caressant des pièces d’or.

Il n’avait thésaurisé que pour financer la grande entreprise dont il rêvait : la reconnaissance, jusqu’à 1’océan, du Mississipi, la Belle Rivière comme disaient les Indiens, qu’il avait entrevu au terme de sa dernière expédition.

Une bande d’aventuriers

C’est au moment où il quitte le Fort Frontenac pour réaliser son grand dessein que nous le retrouvons.

La Salle est soucieux : le monopole dont il bénéficie lui a attiré une foule de jaloux et il est persuadé que, parmi les hommes qu’il a engagés, des gens sans aveu pour la plupart, s’en trouvent qui ont été soudoyés par ses ennemis pour faire échouer l’expédition et le faire périr lui-même. Il surveille particulièrement son pilote qui fait preuve d’une maladresse bien proche de la malveillance. La concurrence commerciale dans ces régions sauvages à l’abri de toute police s’inspire des procédés expéditifs pratiqués par les Peaux-Rouges.

La Salle n’a-t-il pas déjà failli périr empoisonné au Fort Frontenac ? Le sacrifice d’une vie humaine ne pèse pas lourd sur la conscience d’un homme de la Prairie.

  • Fac-similé de la page 9 et de la carte

Au Niagara

La traversée de l’Ontario s’opéra néanmoins sans catastrophe.

Pour passer de l’Ontario à l’Érié, il fallait remonter le cours du Niagara, ce qui nécessitait l’abandon du navire et le portage de la cargaison jusqu’à un point en amont des célèbres chutes où l’on construirait un autre navire. Le Niagara n’avait jamais porté autre chose que des canots d’écorce. Les indiens Sénécas, maîtres de la région, étaient hostiles au projet de construction d’un vaisseau sur leur territoire. Il fallut parlementer.

Une première ambassade que La Salle leur envoya revint avec un refus catégorique. Il se dérangea lui-même et obtint l’autorisation. Aussitôt il se mit en quête d’un point où installer le chantier. Hélas ! La nouvelle lui parvint que son navire, resté sur l’Ontario à la garde du pilote, avait sombré avec les vivres et le matériel. Le coup était dur. Il fallait faire demi-tour. La Salle, laissant ses hommes sur le chantier aux ordres de son second Tonty, regagna à marche forcée le Fort Frontenac.

Nouvelle déception : ses ennemis ayant répandu le bruit qu’il ne reviendrait pas de sa folle aventure, ses créanciers s’étaient empressés de faire saisir toutes les pelleteries stockées au fort ! La Salle prit toutefois les bagages indispensables à la poursuite de l’expédition et rejoignit Tonty. Celui-ci n’avait pas perdu de temps : il fut fier de montrer à La Salle un navire complètement achevé, que l’aumônier de la troupe avait baptisé Le Griffon.

Le Griffon sur les Grands lacs

Le 7 août, au son du canon, appareillait le premier navire qui se fût aventuré sur les eaux du lac Érié.

Dans la tempête, le Griffon traversa les lacs Huron et Michigan. En septembre, La Salle était à Michilimackinac (Chicago), au sud du Michigan, où il eut l’occasion d’acheter des pelleteries. Occasion unique de rétablir l’état financier de l’expédition. La Salle chargea le Griffon de fourrures et le renvoya au Fort Frontenac avec consigne de le rejoindre au plus tôt à l’embouchure de la rivière Saint-Joseph.

Le Griffon tardant à rejoindre, le 3 décembre, La Salle commença sans lui la remontée de la rivière. Puis, par un portage, il gagna une des sources de l’Illinois qu’il descendit sans encombre jusqu’au grand village des Illinois qu’il atteignit, à bout de vivres, le 1er janvier 1680. Le village était abandonné, les sauvages étant à la chasse.

L’ambassade de l’Élan

La Salle poursuivit sa marche pendant quatre jours. Il aperçut alors les fumées d’un camp indien. Le contact fut pris, le calumet présenté. Les Illinois donnèrent tous renseignements demandés sur le cours inférieur du Mississipi. Leur hospitalité fut charmante mais pendant la nuit un chef Miami envoyé par les ennemis de La Salle conféra avec les anciens du village. La Salle en fut averti. Aussi ne fut-il point étonné d’entendre, le lendemain, Nicanopé, chef des Illinois, le dissuader de poursuivre sa marche. Les arguments avancés par le sachem firent impression sur les hommes de La Salle dont six s’enfuirent la nuit suivante, tandis que lui-même souffrait d’un commencement d’empoisonnement : le séjour parmi les Illinois était malsain.

Fort Crèvecœur

Pourtant il fallait attendre le Griffon. La Salle établit un fort en aval du village. Le Griffon n’arrivait toujours pas. Déçu, La Salle baptisa sa redoute Fort Crèvecœur. Il mit à profit son immobilité forcée pour faire préparer les bois de bordage du navire qu’il comptait construire quand arriverait le Griffon. Lui-même, impatient, partit à la recherche du petit navire. Il parvint le 23 mars au lac Michigan. Là, il ne trouva pas trace du Griffon. Il fallait le considérer comme perdu, perdues avec lui les 12 000 livres de pelleteries et les 4 000 livres de marchandises qu’il transportait. La Salle apprenait presque en même temps la perte dans le golfe du Saint-Laurent d’un navire qui lui apportait pour 20 000 francs de marchandises.

Il fallait une seconde fois regagner Fort Frontenac. Ses ennemis avaient fait mettre ses biens sous séquestre. La Salle, déçu mais non découragé, alla à Montréal où, au bout de huit jours, il eut arrangé ses affaires.

Sur les traces des déserteurs

De retour au Fort Frontenac, il vit arriver des messagers de Tonty qui lui mandait qu’au Fort Crèvecœur les hommes désertaient en masse, emportant vivres, munitions et marchandises.

Les déserteurs avaient été vus sur le lac Ontario. Le 2 août, La Salle partit à leur recherche. II apprit qu’au nombre de vingt ils avaient démoli le fort édifié par lui à l’embouchure de la rivière Saint-Joseph, pris les pelleteries mises en dépôt à Michilimackinac et pillé le magasin des chutes du Niagara, puis s’étaient séparés en deux groupes et lui préparaient une embuscade. Le 4 août, il rejoignit le plus fort parti et arrêta les déserteurs.

Au secours de Tonty

Le 10 août, fort inquiet sur le sort de Tonty, il quitta Fort Frontenac pour Crèvecœur avec dix-sept hommes dont des charpentiers de navires. Pour le cas où Tonty aurait été en retraite, il envoya sept hommes chargés de matériel par un autre chemin susceptible d’être emprunté par Tonty, en leur donnant rendez-vous à Michilimackinac. Arrivé, là, il attendit vainement ; le 4 octobre, laissant trois hommes aux ordres de La Foret, son lieutenant du Fort Frontenac, pour attendre les retardataires jusqu’au 11, il quitta le village. Le 4 novembre, il parvint à l’embouchure, de la rivière Saint-Joseph ; La Foret, qui était moins embarrassé de bagages que lui, ne l’avait pas rejoint.

De plus en plus inquiet au sujet de Tonty, il laissa ses bagages à la charge de cinq hommes et partit le 8 novembre avec les neuf hommes qui lui restaient. Le 15, il était au village des Miamis. Le gibier abondait. Mauvais signe : les Indiens étaient en guerre. Le 1er décembre il arrivait au village des Illinois qu’il trouva en cendres. Le 2, avec cinq hommes, il partit à Crèvecœur. Il trouva le fort détruit et désert. Il descendit encore l’Illinois et rencontra un affreux champ de carnage. Mais pas la moindre trace des Français. Le 12, il était au Mississipi. Il rebroussa chemin et retrouva, le 13 décembre, au village des Illinois, les hommes qu’il y avait laissés.

Sur la piste

Le 28, malgré le froid, il quitta le village avec trois canots montés sur traîneaux. Le 6 janvier, il découvrit des traces de Tonty. Remontant toujours l’Illinois, il en trouva d’autres, apparemment vieilles de deux mois. Le temps était de plus en plus mauvais. Fin décembre, il parvint, complètement épuisé par la fatigue et les privations, à l’embouchure de la rivière Saint-Joseph où il retrouva La Foret : les hommes qu’il était chargé d’attendre à Michilimackinac avaient été contraints d’hiverner au détroit du lac Erié mais il avait maintenu la liaison avec eux et ils avaient commencé la construction d’une barque sur l’Érié. Le 1er mars, à peu près rétabli, La Salle entra en rapport avec les tribus indiennes pour conclure avec elles des alliances et rechercher Tonty. Les Ottawas lui fournirent de bonnes nouvelles de son lieutenant et fin mai il le retrouva à Michilimackinac.

Après avoir manqué être englobés dans le massacre des Illinois, Tonty et ses hommes, réduits à se contenter pendant quatre jours de restes de loups, de courroies et d’un bouclier de cuir, avaient failli périr de faim avant d’être recueillis par les Ottawas.

Les deux hommes prirent ensemble le chemin du fort Frontenac car il fallait une fois de plus mettre ordre aux finances. Après quoi, on repartirait.

La quatrième tentative

En effet, au mois de novembre, La Salle était au fort Saint-Louis des Miamis à l’embouchure de la rivière Saint-joseph avec 26 Français et 18 sauvages. Il n’avait plus de fonds, plus de charpentiers, mais il s’était concilié les tribus indiennes de l’Illinois.

Fin novembre 1681, il quitta le fort Saint-Louis et descendit l’Illinois en canot. Le 6 février 1682, il atteignit le Mississipi point extrême des expéditions précédentes. En descendant le cours du fleuve, il fit alliance avec les Arkansas puis avec les Taensas. Il passa le dimanche de Pâques chez les Natchez.

L’océan !

Le 5 avril, l’eau du fleuve commençait à être saumâtre. Le 6, ils arrivèrent à une fourche du fleuve qui se divisait en trois branches. Après être allés, en trois groupes, jusqu’à la mer, les explorateurs se rejoignirent et plantèrent à l’embouchure du plus grand fleuve du monde un poteau aux armes du Roi, forgées avec le cuivre d’une marmite, ainsi qu’une croix au pied de laquelle ils enterrèrent une plaque de plomb où étaient gravés ces mots : « Au nom de Louis XIV, Roy de France et de Navarre, le 9 avril 1682. »

À force de ténacité, le but était atteint. La Salle venait de vivre trois années de roman. Dès ce moment, il pouvait considérer sa vie comme bien remplie. Mais il était né pour l’aventure et d’y avoir goûté lui en avait donné une soif que rien n’apaiserait. Tels ces antiques Vikings dont il était le fils il ne se plaisait qu’à la conquête des fleuves inconnus et, cinq ans plus tard, il devait trouver une mort tragique, digne d’eux, en conduisant sur son grand Mississipi une expédition venant directement de France.

[/R. V. /][/d’après L. Lemonnier/][/Cavelier de La Salle et l’exploration du Mississipi/]


Article mis à jour le 15 octobre 2019