Le site de Madeleine et Pascal

240 jours

Le Téméraire n° 39, 20 juillet 1943
8 octobre 2019, par Madeleine, Pascal

Des bienfaits de la vie aux Chantiers : un texte bien en accord avec les convictions de son auteur, pour accueillir les jeunes recrues.


Tu as vécu dans une société étroite, ta famille. Lentement, elle t’a façonné. Elle t’a fait ce que tu es. Mais il est des tâches qui dépassent les possibilités d’une famille. Ça n’est pas d’hier que les hommes faits se sont groupés, en vue d’une tâche donnée, en troupes où ils trouvaient la force matérielle qui naît de l’union et de l’exaltation de leurs vertus viriles, l’enthousiasme. Ne te fais pas une coquille. Vis dans le présent, dans ta baraque. Tu as quelque chose à y chercher.

Réussissent dans la vie ceux qui savent s’adapter rapidement aux circonstances nouvelles. Ici, tu perds toutes tes habitudes. Chaque jour t’apportera du nouveau, des difficultés nouvelles. Récriminer, c’est capituler. L’homme résolu examine froidement ce qui ne va pas et fait en sorte que ça marche.

Tu arrives ici pour huit mois, 240 jours. Tu as vécu 6 000 jours, tu en vivras encore 12 000, 15 000, plus peut-être, et puis tu quitteras la terre. Ce jour-là, tu imploreras : « Encore un ! ». Songe à ne pas perdre ces 240 jours dont la série s’ouvre. Il faut cueillir le jour. Tu n’as pas le droit de dire en te levant : « Vivement ce soir qu’on se couche ! » C’est une abomination.

Tu as un chantier de travail. Tu connaîtras la longueur des journées de boulot monotone qui demande de la ténacité. Quand ton dos te fera mal, tu continueras à piocher en pensant que la ténacité est une bonne chose à acquérir. Et s’il t’est donné de t’initier à un métier, saute sur l’occasion : elle est précieuse.

Tu as laissé en ville théâtre et cinéma. Ne te lamente pas. Ça ne changera rien. Mais cherche à les remplacer. Ouvre les yeux. Profite de ce qu’ici tu es tôt levé pour goûter ce que c’est qu’un matin : couleurs, fraîcheur, transparence cristalline, branches qui s’égouttent…

Tu as quitté ton pays pour un autre. Il y a quantité de choses à apprendre auprès des gens d’ici. Examine un peu comment sont faits leurs chars, leurs maisons, leurs moulins, leurs scieries, leurs pressoirs. Bavarde avec eux. Tu ne rencontreras pas tant de monde que ça dans le bois. Salue tous ceux que tu vois. Quand on s’est appliqué à bien connaître les gens d’un pays, on a vite fait de connaître ceux de tous les endroits par où l’on passe ensuite : on remarque tout parce qu’on a des points de comparaison.

On apprécie vraiment les choses le jour où l’on en est privé. Tu apprendras ici ce que c’est que la famille. Tu sauras vraiment ce qu’elle est pour toi le jour où, sur le quai de la gare d’Artemare, tu guetteras le train qui t’emmènera en permission.

C’est une grâce que je te souhaite pour bientôt.
[/R.V./]


Article mis à jour le 15 octobre 2019