Le site de Madeleine et Pascal

Un Rêve

Le Téméraire, n° 28, 1er décembre 1942
4 octobre 2019, par Madeleine, Pascal

Ce texte est une fiction débridée comme Raymond Vanbrugghe eut plaisir à en écrire tout au long de sa vie.

Parmi les décombres, de fougueux vers luisants et de sages araignées s’affairent en vain à la reconstruction de la maison ruinée jusqu’à finalement coordonner leurs efforts.

Faut-il y voir une évocation symbolique de l’énergie de la jeunesse des Chantiers qui attend le soutien des aînés pour participer à la reconstruction de la France ?


Mon ami Jules m’a, hier soir, raconté une histoire qu’il jugeait plaisante : lorsqu’il était enfant, il vint un jour à son père l’idée bizarre d’offrir à sa mère un peignoir tout noir, en soie de Chine, qu’il avait acheté à un Céleste avec qui il avait eu affaire. La maman de Jules, naturellement, s’était déclarée enchantée du cadeau, mais n’avait jamais porté le peignoir.

Un jour, Jules remarqua que les petits rideaux roses de la salle à manger familiale avaient été garnis, à environ dix centimètres de leur extrémité inférieure, d’une bande horizontale de soie noire, large elle-même d’environ cinq centimètres. (Jules m’a expliqué ça beaucoup plus brièvement par gestes, mais, si j’ai bien compris, ses gestes revenaient à ce que je viens de dire ; d’ailleurs ça n’a pas d’importance.) Ce qui importe, c’est qu’au dire de Jules, ces bandes noires sur des rideaux roses étaient du plus heureux effet.

Or donc, m’expliqua Jules, maman, lorsqu’elle inaugurait quelque transformation même minime, dans l’ameublement de la maison, avait une habitude qui, à ma connaissance, n’a souffert qu’une exception : quand mon père rentrait de son travail, maman, sans même lui laisser le temps de poser son chapeau, le conduisait dans la pièce où il y avait du nouveau. (Papa, connaissant la tradition, se laissait faire sans mot dire et je le suivais furtivement.) « Eh bien ! Jules (mon père s’appelle comme moi). Eh bien ! Jules, ne remarques-tu rien ! » Mon père découvrait un tableau qui, de mémoire d’homme, avait toujours été là ou un bibelot qui n’avait jamais quitté son guéridon depuis le mariage déjà lointain de mes parents. Cela exaspérait maman qui se répandait en lamentations sur l’inutilité qu’il y a pour une maîtresse de maison à embellir son intérieur. Finalement, elle aiguillait si bien mon père sur la nouveauté qu’il finissait par la découvrir. Mon père louait alors chaudement le bon goût de maman, ce qui la remettait de bonne humeur.

Cette fois-là Jules pensait bien que la cérémonie aurait lieu comme à l’ordinaire. Non seulement elle n’eut pas lieu, mais Jules le père, découvrit tout seul les bandes noires aux rideaux et fut de mauvaise humeur pendant plusieurs jours. Il resta longtemps par la suite sans refaire le moindre cadeau à son épouse.

Ainsi écrite, cette histoire est banale. Mais, racontée par Jules, elle m’a tellement intéressé que, cette nuit, j’ai rêvé de peignoirs noirs.

Je me trouvais transporté sur les décombres d’une grande maison. Il faisait nuit noire. Chose curieuse, il y avait sur un pan de mur resté debout une affiche lumineuse qui plaquait, au milieu des plus profondes ténèbres quelques reflets blafards sur les pierres moussues. Cette affiche disait : « Défense d’éclairer ». Parmi les ruines couraient quantité d’araignées noires et velues. L’une après l’autre elles psalmodiaient d’une voix lugubre : « Vers luisants, c’est sur vous que nous comptons pour rebâtir la maison ». Et toutes en chœur ajoutaient « Vous êtes notre seul espoir. »

À chaque injonction, quelques vers luisants sortaient de sous les pierres. En même temps une araignée courait dans un coin de la maison et, avant que les nouveaux venus aient eu le temps de respirer une bouffée de l’air frais de la nuit, elle revenait avec de petits peignoirs noirs dont elle les recouvrait comme d’éteignoirs. Les vers luisants s’y empêtraient, protestaient violemment, disant qu’ils ne demandaient pas mieux que de reconstruire la maison, qu’ils étaient gonflés pour cela, mais qu’étant vers luisants ils ne pouvaient la reconstruire qu’en vers luisants, c’est-à-dire en luisant. Les araignées, toutes en chœur, leur faisaient signe de se taire, en leur montrant d’un air mystérieux l’affiche lumineuse : « Est-ce que nous luisons, nous ? » Les vers luisants fermaient les yeux, crachaient sur leurs feux de position, faisaient mille grimaces, singeries et contorsions pour essayer de ne pas luire, puis, n’y parvenant pas, rougissaient jusqu’aux oreilles de confusion, se consultaient entre eux et s’en allaient en disant : « Évidemment, nous ne pouvons rien faire, nous ne sommes bons à rien, on n’a pas idée aussi de luire comme ça ». Et ils haussaient les épaules et soupiraient, désespérés. Lorsqu’ils étaient rentrés sous terre, les araignées reprenaient leur complainte : « Vers luisants, c’est sur vous que nous comptons pour rebâtir la maison. Vous êtes notre seul espoir. » Et la scène recommençait avec d’autres vers luisants. Et tous repartaient découragés.

Ça en devenait agaçant. Mon rêve tournait au cauchemar. À la complainte aiguë des araignées se mêlait, de plus en plus fort, le chant grave des vers luisants qui, sous terre, exaspérés, hurlaient rageusement : « Nous ne sommes bons à rien, nous ne sommes bons à rien, les araignées ont tort de compter sur nous, jamais nous ne leur ressemblerons ». Et on les entendait se battre sous les décombres : ils ne pouvaient plus se sentir tant ils étaient furieux. Et les araignées les conjuraient de ne pas se battre parce que, disaient-elles, « La division, c’est la mort ». Mais ils n’en avaient cure : ils disaient bien haut qu’ils n’étaient pas raisonnables comme des araignées et ils se le reprochaient en pleurant. Au milieu de cette scène d’enfer apparut soudain une araignée lumineuse. Interdites, ses congénères se turent. Surpris de ce silence, les vers luisants cessèrent aussi leurs chants de mort. Ils poussèrent leurs nez entre les pierres pour voir ce qui arrivait.

L’araignée lumineuse alla tripoter quelque chose au pan de mur resté debout et aux mots de l’affiche : « Défense d’éclairer » vinrent s’ajouter ceux-ci : « pendant le jour ». Aussitôt les araignées, s’enfuirent sans tambours ni trompettes. Les vers luisants sortirent de leurs cachettes et se mirent à travailler d’arrache-pied en chantant :

Nous luttons dans les ténèbres.
Il nous faut des tâches ingrates.
Des postes d’avant-garde.
Nous sommes les pionniers de la nuit dangereuse.
Nous avons des muscles, du nerf et de l’audace.
Nos sueurs et nos périls nous unissent comme un ciment.

Et ils faisaient les gros travaux pénibles sans craindre les embûches de l’obscurité ; ils érigeaient les murailles massives. Parfois l’un d’eux se faisait écraser sous un éboulement. Alors les autres se mettaient à briller d’un plus vif éclat, tant ils étaient fiers de se savoir en danger. Et ils firent ainsi jusqu’au petit jour où ils rentrèrent dans leurs retraites. Aussitôt les araignées, délaissant leurs cachettes, vinrent les remplacer sur le chantier. Silencieuses, méthodiques, patientes et expertes, elles meublaient, peignaient, tapissaient, ornaient les pièces qu’avaient construites les vers luisants.

Et je dis à l’une d’elles : « À vous tous, vers luisants et araignées, vous allez construire une maison magnifique. Pourquoi donc ne vous êtes-vous pas entendus plus tôt ? C’est, me dit-elle, que nous prenions les vers luisants pour des araignées de mauvaise volonté, alors que c’est nous qui sommes des vers luisants qui avons cessé de luire pour devenir sages. Les autres deviendront comme nous quand il plaira à Dieu, pas avant. » (Cette araignée croyait à la métempsychose.)

Toute la journée elles travaillèrent et, vers le soir, alors qu’elles nettoyaient leurs outils pour aller se reposer, apparurent les vers luisants. Ils brandissaient les petits peignoirs noirs et allèrent en monôme jusqu’à une grande cheminée que les araignées venaient de terminer. Ils y entassèrent toute cette étoffe de malheur, et, comme ces étourdis avaient oublié leurs briquets (il n’y avait pas une allumette à trouver dans tout le pays) un vieux père-araignée sortit de sa poche une énorme mèche à amadou comme on n’en voit plus parce que ça tient trop de place dans les poches ; et tous et toutes soufflant sur l’amadou enflammèrent la soie noire. Et cela fit un magnifique feu de joie autour duquel tout le monde dansa.

Et j’étais si joyeux que je voulus me mêler à la danse, ce qui me réveilla. Hélas ! Ce n’était donc qu’un rêve ?

[/VANBRUGGHE/]


Article mis à jour le 16 octobre 2019