Le site de Madeleine et Pascal
Le Téméraire, n° 35, 15 avril 1943

Les bateliers de la vodka

6 octobre 2019, par Madeleine, Pascal

Il faut lire plusieurs fois ce texte complexe pour le comprendre.

Il se présente dans sa première partie comme une dénonciation des mystiques nationales et de la pensée machinale qui les propage sans regard critique.

En rapprochant la société humaine des sociétés animales, l’auteur est conduit à mettre en avant le rôle du petit groupe - et donc de la famille - dans la construction et la pérennité d’un sentiment national fondé sur un patriotisme élémentaire acquis dans la famille.


Beaucoup de gens vous diront : « Il nous faut une mystique ! » C’est un refrain à la mode. Les vieux messieurs le disent. Les jeunes gens le disent ; aussi le disent les jeunes filles et les dames respectables qui lisent les revues. C’est un refrain touchant et malsain : touchant parce qu’il rompt le flasque assoupissement d’une réplétion porcine ; malsain car lorsque nos bonnes gens chantent mystique (ou mythe), on serait presque tenté d’entendre mystification. Eux-mêmes s’y trompent ; et, à vrai dire, ils ne voient pas d’inconvénient à se tromper eux-mêmes, à faire de l’auto-illusion, de l’automystification. « Dame ! nous disent-ils, les mystiques qui ont réussi ailleurs n’étaient pas si soucieuses que cela de vérité... Pensez à certaines volte-face soudaines... Ne nous montrons point trop difficiles. Nous avons grand tort d’y regarder de si près. Pourquoi renifler des heures sur le contenu ? Il s’agit d’y aller bravement, avec beaucoup d’uniformes, de musiques, de drapeaux et de feux d’artifice et des discours vraiment révolutionnaires et des coups de poing sur les tables. Il faut que les gens se sentent les acteurs d’une œuvre grandiose, solidaires dans une entreprise colossale et surhumaine, quelque chose comme l’ouverture à main armée des portes du paradis (soviétique) ! Il faut réveiller des passions endormies, faire appel à des instincts primaires sans s’amuser à les sublimer (on a bien autre chose à faire !). Ah ! Les Français n’ont pas le sens pratique... Pauvres idéalistes : ils sont bien les seuls à croire encore aux idées. »

À ces braves partisans de la mystique en série et au rabais, on pourrait peut-être rappeler le mot de Leibniz : « Pour vaincre la nature, il faut lui obéir ». Une mystique fausse, se moquant de la vérité - et une mystique valable pour toute une nation, capable de soulever en bloc tout un peuple est à coup sûr fausse, perverse, immorale - une telle mystique peut un temps galvaniser les énergies latentes d’une nation et la conduire à d’étonnantes réalisations, elle n’en est pas pour cela un aliment nourricier mais une drogue, un alcool qui hâte la combustion des réserves d’énergie de la nation pour la laisser un jour exsangue et désemparée.

Qu’il faille chercher à susciter au sein de la nation la communion à un même climat est indiscutable, mais vouloir imposer à tous une mystique unique, c’est-à-dire de basse qualité, serait funeste, fatal.

Il ne doit pas y avoir une mystique dans l’État mais une mystique dans chaque famille, autrement dit chaque famille doit avoir sa mystique à elle. Les Romains, à leur plus belle époque, vénéraient bien leurs dieux domestiques ; les chevaliers faisaient peindre les armoiries de leur famille sur leurs écus.

N’importe quelle personne sensée perdrait toute dignité si elle se laissait aller à extérioriser le quart de la fureur que peut susciter en elle la lecture de tel ou tel article sur la famille paru dans telle ou telle revue à la mode, tant on y trouve d’inepties en trois points, de maladroites louanges de geai, de petites vues désolantes à force de mesquinerie. À croire que n’importe quel commis-voyageur qui a eu ses deux bachots par protection et deux enfants par mégarde se croit habilité à écrire sur la question pour 16 fr. 25 de l’heure.

Un simple regard objectif sur l’histoire des sociétés humaines vaut mieux que leurs dissertations enflammées. Il nous montre que ces sociétés s’accroissent jusqu’à devenir trop grandes pour le cœur de l’homme. Cette disproportion n’affecte pas les colonies animales : quand la ruche devient trop petite, les abeilles la quittent par groupes peu nombreux qui vont fonder ailleurs de nouvelles sociétés. Mais les hommes, avec leur intelligence, sont moins bien en la main de Dieu que les animaux avec leur instinct aveugle et obéissant. Chez nous, cela finit en tour de Babel : la bâtisse est trop grande pour qu’on sache ce qu’on y fait et surtout pourquoi on fait ceci ou cela. Par un reste d’habitude, on continue à bâtir, chacun avant d’agir regardant ce que fait le voisin, pour faire de même. La pensée devient machinale ; l’habitude est reine et avec elle l’insensibilité. Le sens de l’efficacité, qui a pour sauvegarde la passion, s’évanouit. Les magistrats et les censeurs vivent trop loin du commun, physiquement et moralement, pour contrôler autre chose que le comportement extérieur : la vertu n’est plus qu’une hypocrisie. On ne la connait plus sous son vrai jour mais sous un masque hideux. À cette bigote sèche comme une planche à pain, cachant sa perversité sous des dehors acariâtres et rebutants, on préfère les promesses d’un matérialisme bien en chair qui n’a pas honte de lui-même et se montre au grand jour.

Le mal est profond. Ce n’est pas un simple désordre entre les cellules de la nation, mais une désagrégation intime de ces cellules qui entraîne l’anémie et la désarticulation des éléments premiers constituant ces cellules. Privés de la notion vivante de la famille, de l’expérience d’une communauté familiale saine et florissante, notion indispensable à la solution des problèmes humains, ceux qui, dans un tel monde, ont encore l’originalité de rêver n’élaborent le plus souvent que des chimères invivables et bien vite ils en arrivent à n’oser plus que des regrets. Par contre, les conservateurs à tous crins ne conservent plus que des préjugés, principes autrefois justes, mais qui ne sont plus à la mesure des circonstances, chimères aussi par conséquent.

Malgré tous les édits des Octave, Domitien, Septime Sévère, bien intentionnés mais mal inspirés, la décomposition s’achève, le naufrage se produit. L’homme confie pour quelques siècles aux moines sa science devenue nuisible, la famille se replie sur elle-même. Ceux qui assistent à cet événement se figurent que la civilisation meurt. Ceux qui, plusieurs siècles plus tard, examinent de pareilles époques, se rendent compte qu’elle a seulement pris une cure d’air. L’homme s’est remis au vert. Il a réappris ce qu’est l’homme. Mais la nation, elle, est bien morte.

Il semble que nous soyons arrivés au bord d’un semblable abîme. La seule chance qui nous reste d’échapper à la chute dans l’ombre, c’est que se créent, avant qu’elle ne se produise, des mystiques familiales, des patriotismes élémentaires. La grande patrie n’y perdrait rien car on définit les devoirs vis-à-vis d’elle par les devoirs vis-à-vis de la famille et l’on connaît les premiers dans la mesure où l’on pratique les seconds. Péguy a assez répété que l’homme était un être charnel et l’on a assez rabâché les propos de Péguy. Il serait temps de réaliser ce qu’il a voulu dire.

Ce patriotisme de la famille, seule sauvegarde de la patrie, sera possible si, d’une part, certaines conditions économiques (en partie dépendantes de l’État) se trouvent réalisées et si, d’autre part, les jeunes Français prennent conscience de ce devoir qu’ils ont de se former en quelque sorte une âme de patriarche.

Il n’y a pas d’autre mystique.

[/Assistant VANBRUGGHE/]
[/3 février 1943/]


Article mis à jour le 15 octobre 2019